Il y a des chansons qui refusent de mourir. Quand elles prennent de l’âge, elles se retirent seulement de la scène, des ondes ou des antennes. Mais elles restent cachées, tapies dans un coin de notre mémoire, attendant une occasion pour jaillir de l’oubli et exploser en souvenirs comme un feu d’artifice, provoquant en nous cette sensation douce-amère de la nostalgie.
« Chérie je t’aime, chérie je t’adore » du libano-égyptien Bob Azzam est de ces chansons-là. Elle a plus de 60 ans d’âge mais garde encore toute sa « radioactivité ». On l’écoute encore, on la chante, collectivement de préférence, et on danse sur sa mélodie et son rythme.
Quand cette chanson arrive en Tunisie, les postes radio sont encore rares et peu de familles en disposent. L’unique chaîne de la radio l’ignore à cause de ses paroles franco-arabes, à un moment où le pays, à peine sorti de sa lutte pour l’indépendance, s’attelle à jeter les bases d’une culture nationale. Qu’à cela ne tienne : le tourne-disque et le cinéma égyptien se chargent de la mission de faire de cette chanson celle de toute une génération. Pas une fête, pas une réunion d’amis, pas une excursion scolaire ne se passe sans qu’à un moment ou à un autre l’on ne se mette à chanter « Chérie je t’aime, chérie je t’adore ».
Mais comment expliquer ce succès qui n’en finit pas ?
Plusieurs raisons peuvent être invoquées :
Il y a d’abord la simplicité des paroles de la chanson qui la rendent compréhensible pour tous et jouable par tous les orchestres et les chanteurs.
Il y a ensuite la modernité de la présentation de la chanson telle qu’elle est révélée par le cinéma et donnant à voir dans un film d’Ismaël Yacine, Bob Azzam interpréter son tube en compagnie d’un boys band, dansant et arpentant la scène à l’image des artistes occidentaux.
Enfin, si elle est simple, la chanson n’est pas pour autant simpliste ou banale. Elle contient de belles phrases musicales et constitue un exemple de mélange réussi entre mélodies et rythmes orientaux et occidentaux. Ce n’est pas surprenant quand on sait que le compositeur n’est autre que Mohamed Faouzi, le célèbre musicien égyptien à qui l’on doit la composition de l’hymne national algérien « Qaçaman ».
A toutes ces raisons s’en ajoutent deux autres encore : la première est que dès sa sortie, cette chanson connaît un succès phénoménal et est adaptée dans de nombreuses langues: italienne, turque, grecque…et même japonaise. La seconde est son interdiction par les autorités révolutionnaires égyptiennes qui voient dans cette chanson une nostalgie pour la monarchie, mais qui, ce faisant, la rendent paradoxalement recherchée et célèbre.
« Chérie je t’aime, chérie je t’adore » est au final une chanson en avance sur son temps, notamment grâce à l’utilisation de la flûte traversière au son doux et envoûtant, et d’une bonne dose d’humour manifesté dans le couplet dans lequel l’amoureux compare son amour pour sa bien-aimée à la fameuse « sauce tomate italienne ».
Chanson d’une époque, celle de l’espoir né du mouvement des indépendances et de l’attente d’un avenir meilleur, celle aussi des amours simples et vraies, “Chérie je t’aime, chérie je t’adore” devient la chanson de toutes les époques et les générations. Imposant son rythme, elle réussit aussi à imposer la graphie du prénom arabe «Mostfa » qu’on transcrit depuis à la manière égyptienne : « Mustapha ». C’est dire à quel point cette chanson est marquante…
Pour la petite histoire, Bob Azzam quitte l’Egypte après l’interdiction de sa chanson et s’installe à Genève où il ouvre un boite de nuit.Il meurt à Monaco en 2004 à l’âge de 78 ans dont 40 passés à chanter: « Mustapha, ya Mustapha… »