Ce n’est pas qu’un chanteur. C’est une icône. Une école. Une époque. Sabah Fakhri, de son vrai nom Sabaheddine Abou Quaous, mais qui décide de s’appeler Fakhri en reconnaissance à son maître Fakhri Baroudi, est décédé aujourd’hui mardi, 2 novembre, à l’âge de 88 ans.
Né à Alep, seconde grande ville syrienne, il se découvre une sensibilité vive, un sens de la mesure et du rythme, et une voix de ténor. Ne lui manque alors que la culture qu’il va se constituer grâce à l’apport des grands maîtres de l’époque tels Ali Derouiche, Omar Batch et Fakhri Baroudi. Celui-ci l’intègre dans son conservatoire et le présente à la Radio et Télévision syrienne. Nous sommes au tout début des années 60. La fusée Sabah Fakhri est lancée.
En bon alépin , il va choisir d’interpréter les quoudouds halabya (القدود الحلبية), il s’agit de chants combinant des mawals, sorte d’improvisations sur des poèmes classiques, et des chansons populaires rythmées, le tout dans un jeu subtilement mené pour surprendre sans cesse le spectateur-auditeur qui se déplace merveilleusement ainsi entre les époques et les modes musicaux comme sur un tapis volant.
Grâce à une maîtrise exceptionnelle du patrimoine musical syrien et moyen oriental, aussi bien savant que profane, et à sa profonde connaissance de la langue arabe, des subtilités de sa sémantique, de sa phonétique et de sa prononciation, Sabah Fakhri, qui a commencé sa vie comme moadhen (muezzin) appelant à la prière dans la Grande mosquée d’Alep, est passé à légende comme le meilleur chanteur arabe des cinquante dernières années, en cumulant dans le même temps les titres du musicien le plus écouté et de l’interprète du chant classique le plus imité.
On n’écoute pas Sabah Fakhri, comme on écouterait un chanteur de variétés égyptien ou libanais. On voyage. À travers sa voix dans les sons et les couleurs, dans un monde intemporel et sans frontières, où un poème d’amour andalou est habilement rendu dans une complainte bédouine, et où un rythme sud-arabique est délicatement métissé avec une mélodie persane. On n’écoute pas Sabah Fakhri, non plus, entre le café et le croissant. On le célèbre. Comme un rituel religieux avec passion et patience. Et on l’accompagne dans sa pérégrination jusqu’à l’ivresse, jusqu’à l’extase. Il ne lâche jamais son public avant qu’il n’atteigne avec lui les sommets. Une force de la nature et de la culture, Sabah Fakhri. Guinness enregistre que l’artiste est resté chanter 10 heures sans discontinuer sur scène à Caracas.
Quand il chante pour la première fois en Tunisie, en été de 1975, Sabah Fakhri sait qu’il refait un vieux chemin tracé par son ancien maître Ali Darouiche venu, un demi-siècle auparavant enseigner à l’Institut de La Rachidia le ney et les mouachahat, ces chansons andalouses si finement composées comme dans la dentelle. Les Tunisiens adoptent aussitôt ce chanteur à l’élégance impéccable et la présence imposante, et ne le renieront jamais. Sans doute se sont-ils sentis soudain orphelins ce matin, à l’annonce de sa disparition, certains qu’ils sont, que les temps de la médiocrité et des réseaux sociaux seront incapables de reproduire un tel géant de la musique arabe.
Le géant s’en va, sa musique reste.
Pour un instant de souvenir et de bonheur, nous écoutons la chanson qui l’a rendu célèbre dans le monde entier « Qol Lil Maliha »: demande à la belle drapée de noir, qu’as-tu donc fait du pauvre ermite?