Au cinquième jour de l’invasion de l’Ukraine, la Ligue arabe ne condamnait pas la Russie, mais disait seulement son inquiétude et appelait à « une solution diplomatique ». Quelques jours plus tard à l’Assemblée générale de l’ONU, 28 pays africains condamnaient la Russie, dont la Tunisie, 17 s’abstenaient comme l’Algérie et 8 ne prenaient pas part au vote à l’exemple du Maroc. Des observateurs se sont interrogés sur la cause de ses positions différentes, sur le sens du vote du monde arabo-musulman. Une raison factuelle a été avancée par le Sénégalais Macky Sall, président en exercice de l’Union africaine dont le pays s’est abstenu : le comportement raciste à l’égard des Africains voulant quitter l’Ukraine. Au-delà, il y a pour de nombreux pays la nécessité de ménager Moscou, grand fournisseur de céréales et d’armes à l’influence grandissante en Afrique sans se mettre à dos les Etats-Unis, partenaire stratégique et allié indispensable notamment, pour certains, dans la lutte contre le terrorisme. Une neutralité potentiellement vitale, économique, politique, sécuritaire.
Avant de s’étonner, de juger les pays arabo-musulmans et africains comme ont pu le faire des Occidentaux, il faut revenir en arrière, se souvenir de deux dates qui ont marqué l’histoire. Le 5 février 2003, le secrétaire d’Etat américain Colin Powell brandissait une fiole d’anthrax au Conseil de sécurité de l’ONU et affirmait que l’Irak de Saddam Hussein était prête à se servir des armes de destruction massive qu’il possédait. L’Irak ne s’est pas remis de la guerre qui a suivi, reste un pays meurtri et divisé. Colin Powell a regretté cette « tâche sur sa carrière » et avoué que la CIA l’avait trompé.
En mars 2011, la France a prétexté une colonne de chars avançant sur Benghazi pour obtenir l’aval de l’ONU à une attaque de la Libye de Kadhafi. Il y avait bien des blindés qui tiraient sur la ville, mais nul n’aurait vu cette colonne. L’Afrique n’a pas oublié les dégâts, les armes qui ont renforcé les djihadistes et la Libye, les Libyens sont en grande souffrance toujours au bord de la guerre civile. Depuis 1990, plus d’1 million de bombes occidentales ont été larguées sur la planète entraînant directement ou indirectement la mort de plusieurs millions d’individus (Serbie, Afghanistan, Irak, Libye, Syrie, Yémen …) et peu de médias occidentaux se sont émus de Guantanamo, d’Abou Ghraib et de toutes sortes d’exactions. Il s’agissait d’une lutte du bien contre le mal, d’apporter la démocratie. Bien sûr, on peut remarquer que l’aide américaine apportée aux combattants islamistes d’Afghanistan contre les Russes était la bienvenue, mais on n’oublie pas qu’indirectement et sans le vouloir, Washington, par son ingérence et sa domination, ont favorisé la montée d’Al Qaïda et plus tard de Daech.
Si les Etats pour différentes et bonnes raisons n’ont pas cette mémoire, les médias et les réseaux sociaux n’oublient pas ces gens qui auraient, pensent-ils, été tués parce qu’ils étaient musulmans et que leurs richesses étaient convoitées par l’ogre américain. L’attitude actuelle n’est pas pro russe, mais anti impérialisme américain et occidental. Un relent anti colonialisme à l’égard de la France. Un exemple : Madagascar s’est abstenu, ce qui a provoqué la déception de l’Europe. Sur la grande île, certains ont fait un peu d’histoire, rappelant les expéditions militaires françaises et les massacres de 1947 pour mater les velléités d’indépendance, peu après que des milliers de Malgaches aient donné leur vie pour défendre la France.
On peut comprendre les hésitations africaines envers cette Russie qui serait moins meurtrière que l’Occident. Mais il faudrait regarder toute l’histoire. Et se poser quelques questions : le fait d’avoir un ressentiment logique contre l’Amérique et certains de leurs alliés doit-il conduire à fermer les yeux sur une agression russe, sur une négation du droit ? Fermer les yeux sur Poutine parce que Bush a tué ? Que fait Poutine en Syrie ? Il tue des « méchants » ? protège un démocrate ? Les torts de l’un ne doivent pas minimiser les torts de l’autre…