Tous les jours, le président ukrainien réclame la levée du blocus de ses ports afin d’exporter les quelque 20 millions de tonnes de céréales qui manquent à de nombreux pays en développement et qui vont bientôt commencer à pourrir dans les silos. Le secrétaire général de l’ONU et moult dirigeants lancent les mêmes appels. Le danger de famine n’est pas immédiat mais 11 à 19 millions d’Africains sont menacés si d’ici à l’automne aucune solution n’est trouvée et la guerre, si elle se prolonge, aura des conséquences négatives sur 1,6 milliard de personnes en matière de sécurité alimentaire, d’énergie et de finances.
Le 3 juin, à Sotchi, le président du Sénégal et de l’Union africaine a été reçu chaleureusement par Vladimir Poutine qui lui a détaillé les six possibilités d’exportation de céréales ukrainiennes, pour peu que Kiev le veuille et démine ses ports, notamment celui d’Odessa. Macky Sall s’est dit « rassuré », mais deux jours plus tard, les Russes bombardaient et détruisaient le deuxième plus grand terminal céréalier d’Ukraine à Mykolaïv, d’une capacité annuelle de cinq millions de tonnes. Puis, le 8 à Ankara, les ministres des Affaires étrangères turc et russe Çavusoglu et Lavrov n’arrivaient pas à se mettre d’accord sur des corridors céréaliers, d’ailleurs déjà promis par Poutine à Macron.
Il n’y a aucun embargo sur l’exportation par Moscou de céréales et d’engrais, mais il est vrai que les sanctions financières et logistiques perturbent gravement les ventes, mais les « amis » peuvent recevoir du blé, volé ou non, comme la Syrie. Depuis le début de l’invasion, la Russie livre quotidiennement son lot de mensonges. Une pratique régulière du chantage : exportation contre levée des sanctions. Et propagande à outrance à destination, bien sûr, des Russes, et aussi des Africains. Des usines à trolls russes sont basées en Afrique…
Yéménites, Égyptiens, Tunisiens, Libanais, Bangladais, Indonésiens, Somaliens et autres, sachez que les responsables de vos malheurs sont les Américains, les Occidentaux qui spéculent, entassent des profits et prétendent défendre des libertés et des valeurs. S’ils vont limiter leurs importations de pétrole russe, ils ne stoppent pas le gaz car ils pensent à leur confort, à leurs industries. En réalité, répète Moscou, ceux qui se présentent comme « rempart ultime de la défense de la démocratie dans le monde affament les peuples qu’ils dominent honteusement ».
Vladimir Poutine, maniant sans scrupule l’arme alimentaire et inversant les responsabilités est, qu’on le veuille ou non, en position de force. Et, dans sa logique, il doit gagner car il a raison. Certes, il est aisé de le suivre, de penser que Zelensky n’a qu’à déminer pour que les céréales passent, mais, au vu des mensonges poutiniens, quelles garanties auraient l’Ukraine que la Russie n’en profitera pas pour débarquer à Odessa, ville qu’elle veut prendre pour assurer une continuité territoriale de Donbass à la Moldavie.
Fin mai, Macron et Scholz ont évoqué avec Poutine une résolution de l’ONU pour définir le cadre d’un déblocage d’Odessa et, selon Antonio Guterres des négociations sont en cours sur « un accord global qui permettrait l’exportation sécurisée d’aliments produits en Ukraine par la mer Noire et un accès sans entrave aux marchés mondiaux pour les aliments et les engrais russes ». Mais les conditions de Moscou empêchent pour l’instant tout progrès.
Il y a urgence. Certes, mais Poutine ne peut céder sur un point que s’il estime avoir gagné suffisamment sur d’autres. Et il ne faut pas oublier que cette guerre qu’il a imposée -et que ses inquiétudes sur l’Otan à ses frontières ne justifiaient pas- ne se limite pas à l’Ukraine qui, à ses yeux, n’existe que comme pays russe, mais qu’elle est menée contre l’Occident « corrompu et dégénéré » qu’il faut empêcher de dominer le monde au nom d’une fausse démocratie. Une guerre de civilisation, non pas mondiale mais mondialisée. Avec la Chine, observatrice en embuscade, prête à tirer les marrons du feu. Une Chine alliée de la Russie mais finalement satisfaite si elle est affaiblie…