Par Abdeljelil Messaoudi
Si la Tunisie n’a pas connu la longueur de la nuit coloniale qu’a subie l’Algérie voisine, elle n’en a pas moins vécu l’obscurité. La colonisation est le pire des crimes de l’homme contre l’homme. Car il ne vise pas seulement l’homme physique, il s’attelle aussi à détruire sa culture.
En Algérie le crime colonial a été parfait, ou presque. Presque, car le colonisateur a laissé, bien malgré lui, s’échapper l’une de ses redoutables armes que l’élite militante a retournée contre lui et dont elle a fait usage dans son combat pour recouvrer sa liberté: sa langue. La langue française. La preuve est que tous les documents du Front de libération nationale (FLN) sont rédigés en français. De grands écrivains, poètes et autres artistes ont fait usage de cette langue pour défendre leur cause nationale et pour marquer leur différence. Parmi ceux-là, Kateb Yacine qui, l’indépendance de l’Algérie acquise, dira cette phrase qui fera florès: « la langue française est notre butin de guerre ».
En Tunisie, et tout en subissant les affres de la colonisation, le pays a connu une situation somme toute différente de celle de l’Algérie, grâce sans doute à son statut de protectorat dans lequel les institutions éducatives et à leur tête la Zitouna ont continué à jouer tant bien que mal leur rôle. Première université de l’histoire du monde arabe, la Zitouna a su préserver sa fonction éducative et religieuse permettant à une élite nationale de sauvegarder la personnalité culturelle nationale des menaces de décomposition et de la dissolution, sort peu enviable qu’ont connu nombreux autres peuples en Afrique notamment. Cela n’a pas empêché pour autant le français, langue du dominateur et dominante elle-même parce vecteur des sciences modernes, des savoirs innovants et de technologie, comme l’était en son temps la langue arabe, de s’imposer parmi l’élite citadine particulièrement. Et, comme dans l’Algérie voisine, elle sera utilisée comme une arme de combat contre le colonisateur.
Au lendemain de l’Indépendance, la nouvelle direction nationale du pays dont la majorité des membres ayant fait leurs études en France, parmi lesquels le leader Habib Bourguiba, optera pour la consolidation et la généralisation de l’enseignement du français-et dans la langue française. L’école l’enseignera donc aux enfants tunisiens dès l’âge de 8 ans. Pour Bourguiba, le français était pour la Tunisie indépendante un don de la paix.
Considérée comme la langue de la modernité et de la modernisation par rapport à la langue arabe pourtant proclamée et inscrite dans le marbre de la constitution langue officielle du pays, le français servira d’outil de rapprochement avec la France au lendemain de la libération du pays du joug colonial, mais aussi avec tous les pays ayant la langue française en partage. C’est d’ailleurs Bourguiba lui-même qui, avec ses pairs africains dont le sénégalais Senghor, et le nigérien Diori donneront naissance en mars 1970 à Niamey, à ce qui sera l’Organisation mondiale de la francophonie qui réunit ce jour à Djerba ses représentants de ses quelques 88 pays.
L’enseignement du français se maintient en Tunisie et y tient toujours sa place de seconde langue du pays. Mais avec quel niveau?
Bien avant l’apparition des nouvelles techniques de communication auxquelles on aime imputer la baisse manifeste de la qualité du niveau de l’enseignement, particulièrement en ce qui concerne la maîtrise du français écrit et parlé, la politique dite d’arabisation menée à pas forcés dès la fin des années 70, a lourdement impacté le système éducatif en place en ayant pour effet immédiat d’enclencher une baisse continue de la qualité de l’enseignement. Le but annoncé de l’arabisation était de favoriser le développement de l’enseignement des sciences dans la langue du pays. La précipitation et l’improvisation qui ont caractérisé cette démarche ont eu un effet doublement négatif. Le français a reculé et l’arabe n’a pas progressé pour autant. Résultat: on baragouine aujourd’hui la langue de voltaire et l’on parle mal l’arabe, y compris par l’élite qui lui préfère une sorte de sabir où elle mêle mots arabes et français.
Certes la Tunisie, pour les raisons énoncées ci-dessus, n’a pas produit des écrivains francophones comparables en nombre et qualité avec ceux de l’Algérie. N’empêche, la quasi-totalité de l’élite qui a participé à l’édification de la Tunisie d’après-l’indépendance est francophone et ayant souvent fait ses études en France. C’était cette élite-là, parfaitement bilingue qui a jeté les bases d’une société tunisienne moderne, ouverte et fièrement attachée à son arabité.
Il n’y avait pas-il n’y pas- contradiction ou conflit à être arabe tunisien et maîtriser la langue française. C’est même le contraire qui est à craindre, lorsque, par une volonté de soi-disant authenticité excessive et mal pensée, on se retrouve, comme aujourd’hui, perdu, ne sachant s’exprimer ni dans sa langue maternelle, ni dans sa langue d’emprunt.
En fait l’histoire est là pour le prouver: les Tunisiens ne se sont jamais autant attachés à leur langue arabe et œuvré à son développement que quand ils ont eu une maîtrise du français. Mieux encore: la base de la Tunisie moderne, nous la devons à ces professeurs, ingénieurs, écrivains, et autres techniciens, qui, de haute lutte, dans les premières heures de l’Indépendance, ont remporté une décisive bataille sur les résistances de l’arrièrisme en mettant la Tunisie dans le sens de l’histoire. Ils avaient ce même point commun: ils maîtrisaient le français.
Bourguiba avait raison: le français est un don de la paix.