19 artistes tunisiens et étrangers essaient de renouer le fil perdu avec les métiers traditionnels du tissage à travers des œuvres uniques où se mêlent nostalgie et inquiétude.
C’est sans doute l’une des manifestations culturelles les plus importantes des dernières années. Tant par sa valeur artistique intrinsèque, que par le débat qu’elle suscite ou qu’elle est censée susciter. Nous voulons parler de cette exposition qui se tient depuis le 04 novembre 2023 et qui se prolongera jusqu’au 20 mars prochain dans les locaux de l’Office national de l’artisanat (ONT) dans la localité de Denden.
« Hirafan » est le nom de l’exposition. Belle trouvaille. Car d’emblée ce nom éclaire, et annonce le concept. Il s’agit de retrouver le chemin entre les métiers manuels (hiraf حرف) et l’art (fan فن). La lettre labio-dentale « f » qui fait la jonction entre les deux mots est propre à suggèrer à la fois la nostalgie du passé, le regret, voire l’exaspération. Et, il est vrai, qu’il y a de tout ça dans cette exposition qui s’offre à voir comme un voyage réel et imaginaire, étrange et familier à la fois, d’un temps immémorial et résolument tourné vers l’avenir.
Quand le tissage faisait la fierté des Tunisiens
Avant que le productivisme ne broie dans ses machines le savoir-faire millénaire d’hommes et de femmes appartenant aux métiers du tissage sous toutes ses formes et dans ses fonctions diverses, habillant, couvrant, embellissant ou ornant, tout paraissait simple et allant de soi.
Comme tous les autres peuples du monde, les Tunisiens, en produisant des pièces tissées parmi les plus belles de la région, trouvaient leur unité à travers et autour de cette activité économique essentielle. Non seulement la tunisienne et le tunisien se reconnaissaient (et se distinguaient) par leur habit, leur tapis, leur passementerie, leur natte…, mais ces métiers les liaient à leur passé et les enracinaient, dans le même temps, dans leur réalité environnante.
À l’aube de l’Indépendance le tissage était même considéré comme une composante cruciale de la personnalité nationale nouvelle, et le pouvoir ne tardera pas à mettre à contribution les meilleurs artistes du pays pour le célébrer et le chanter. Souvenez-vous de Ksar Hélal devenue la ville-symbole d’une fierté retrouvée grâce au fil à tisser, et de la petite bourgade de Denden, devenue la cité de renaissance et de développement de l’artisanat, et le passage obligé de tous les visiteurs de marque du pays.
Aujourd’hui l’on se réveille sur rien, ou pas grand’chose. L’artisanat tunisien a perdu en présence et en qualité, victime de mauvais choix économiques, de manque de prévoyance politique en priorisant le gain sur la créativité, et d’absense évidente de vision d’avenir. Pourquoi, du reste, le secteur de l’artisanat continue-t-il à être adjoint au tourisme alors qu’il serait plus judicieux qu’il relève de la tutelle du ministère de l’économie, de la formation professionnelle, ou encore qu’il ait son propre ministère? Mais cela est une autre histoire.
Un même objectif, des démarches multiples
L’actuelle histoire c’est Talan qui l’écrit. Mécène dont le nom s’impose désormais comme un acteur majeur sur la scène culturelle,Talan, groupe de conseil international en innovation technologique, a, en s’appuyant sur ses représentants tunisiens Behjet Bousoffara et Aicha Gorgi, développé un concept original d’exposition consistant à investir, à chaque fois,un endroit désert ou abandonné et à le transformer pour la cause, avant de le céder à la fin de l’exposition pour servir de lieu culturel ou artististique. Le but de chaque exposition étant d’encourager le développement et la créativité artistique moderne, Talan affiche déjà quatre grands évènements à son tableau depuis 2014.
Pour l’exposition Hirafan, il a choisi les locaux des vieux ateliers de production de l’Office national de l’artisanat, qu’il a aménagés en une énorme salle d’exposition où il a réuni 19 artistes tunisiens et étrangers dont l’activité ou l’intérêt artistique s’apparentent aux métiers traditionnels du tissage ou y puisent leurs sources. De leur séjour dans le cadre d’une résidence de recherche et de production organisée par Talan pendant lequel ils sont allés au contact de nos artisans dans toutes les régions du pays, ces artistes ont conçu des œuvres aussi intéressantes que perplexes.
On sent à travers l’exposition, d’abord, comme un grand regret, celui de sentir se perdre pour toujours un monde d’harmonie où le savoir- faire valait le savoir et où l’homme vivait en symbiose et paix avec son environnement. Les 19 artistes ont exprimé communément ce sentiment, mais chacun à leur manière avec tristesse, sarcasme ou colère. Dans son ensemble l’exposition se donne à voir, paradoxalement, comme l’affirmation d’une rupture consommée et actée avec un monde dans lequel la chose tissée ou brodée fonctionnait comme un lien distinctif, réel et magique, entre les Tunisiens et la réalité dans laquelle ils vivaient, et à la fois comme un message que ce monde n’est peut-être pas irrémédiablement perdu. Et qu’il y a espoir. Encore faut-il que les autorités publiques prennent conscience de la nécessité vitale-au sens premier du terme- de remettre sans plus tarder l’ouvrage sur le métier pour sauver ce qui reste de nos traditions de tissage.
Remettre l’ouvrage sur le métier
On sent également une forte humanité qui se dégage des œuvres exposées. Une sensation de luxe et de volupté introduite par la matière tissée, mais également une réelle fragilité suggérée par le caractère éphémère de l’œuvre réalisée. Toute la valeur du travail artisanal vient de cette dualité qu’il enferme et le rattache plus que toute autre chose à l’homme. Et c’est sans doute ce qui explique cette riche variété qui distingue cette exposition et qui confirme la permanence de l’homme dans le travail du tissage.
Mais l’exposition c’est aussi des sensibilités individuelles d’artistes, et donc, des expressions individualisées. Il y a toute la sérénité africaine du mauritanien Abdoulaye Konaté qui se livre à travers sa pièce murale « bazin et fouta » dans laquelle il a synthétisé héritage tunisien et motifs subsahariens. Il y a les sculptures du tunisien Mohamed Amine Hammouda tissées à partir de fibres végétales toutes issues de l’oasis de Gabès, comme pour rappeler que cette ville avait une autre vie avant les phosphates. Il y a le tissage-montage de Aicha Filali qui extrait par le feu les dessins tissés sur les vieux tapis muraux chinois bon marché des années 70, pour leur donner une autre existence en les recompsant sur un autre support, tout en cachant à peine un sourire malicieux. Il y a la sculpture mystérieuse et effrayante de Najah zarbout tissées par des artisanes de Kasserine et qui préfigure la fin de l’île Kerkenah noyée par la montée des eaux en Méditerranée. Il y a Sonia kallel qui réalise un édifice avec un tissage jacquard en souvenir de l’ »ajar » qui habillait autrefois nos dames et aujoud’hui tombée dans les oubliettes. Mais la liste est encore longue et l’exposition inépuisable.
D’un artiste à l’autre, d’une œuvre à l’autre, Hirafan mélange avec délectation les temps et les époques, les expériences et les visions, les manières et les matières. C’est une belle réussite artistique comme on en voit peu, et il est regrettable qu’une manifestation d’une telle envergure et d’une telle qualité n’ait pas profité de la publicité qu’elle mérite.
Hommage doit être cependant rendu à la professeure et artiste Nadia Jelassi, commissaire de l’exposition et qui a abattu un grand travail pour faire de cette manifestation une véritable réussite.
Allez-y, c’est ouvert tous les jours de la semaine et l’entrée est gratuite.
Aux ateliers du Centre technique du tapis et du tissage. Denden.