Propos recueillis par : Sayda BEN ZINEB
Question : vous venez de publier avec le Pr. Flaviano Pisanelli, un ouvrage sur l’émigration sicilienne en Tunisie entre les XIXème et XXème siècles. Quelles sont les motivations qui vous poussent encore et toujours à multiplier les actions en faveur de ce thème ?
Alfonso Campisi : Ce livre a été publié sous le haut patronage de M. Nabil Ammar, ministre des Affaires Etrangères, de la Migration et des Tunisiens à l’étranger et avec le soutien de l’Institut Italien de Culture de Tunis (Section culturelle de l’ambassade d’Italie).
Cet ouvrage a le mérite de développer un aspect spécifique de l’histoire de la Communauté sicilienne de Tunisie : les nombreuses raisons qui ont conduit les Siciliens à quitter leur île natale, les difficultés pour s’intégrer dans le pays d’accueil, leurs relations avec les Français, les Tunisiens, mais également avec les autres communautés minoritaires de Tunisie, entre autres, les Maltais, les Juifs de Tunisie, les Italiens venant du sud et du nord de la Péninsule. Si ce contexte plurilingue et multiculturel de la Tunisie de l’entre-deux-siècles a, d’un côté, facilité l’intégration dans le pays d’adoption, de l’autre côté, il a obligé chaque individu à se confronter avec l’altérité dans un laboratoire complexe de langues, de cultures et de systèmes de valeurs qui se fondaient sur des paradigmes très différents. Au croisement de ces échanges incessants, se met en place, au fur et à mesure, une véritable perméabilité entre les cultures.
En lisant ces textes, on apprend par exemple, que l’une des premières lignes des chemins de fer tunisiens, le TGM (qui relie Tunis, La Goulette et La Marsa), a été géré pendant environ 18 ans, par une compagnie italienne : la société Florio-Rubattino. D’autres écrits suivent, on revient sur les traces d’anciens aristocrates, c’est le cas de mon arrière-grand-père, le baron Crispino Campisi, ou de faux aristocrates comme Pepito Abatino qui se fait passer pour un comte sicilien lorsqu’il rencontre et tombe amoureux de Joséphine Baker, chanteuse, danseuse et actrice française d’origine américaine.
D’autres récits abordent le contexte social mafieux de la Sicile du XIXème siècle, qui pousse nombre de Siciliens à quitter leur île natale et à se diriger vers la Tunisie, un pays très proche du point de vue géographique, en quête de conditions de vie, et surtout professionnelles, plus favorables. Mais pour revenir à votre question ; ce qui me pousse à parler de tout cela, c’est mon obstination à croire fortement en la connaissance et le respect de l’autre. Je pense que la culture, peut aider les gens à dialoguer davantage et à éviter ainsi les conflits, que de nos jours, dans ce monde, sont trop nombreux. L’ignorance est terrible, ne pas avoir les instruments pour accepter « l’autre » l’est encore plus !
*Nul n’ignore que l’Italie et la Tunisie, sont deux pays amis liés depuis des millénaires par une histoire…Et c’est dans ce sens que vous avez déclaré une fois :« l’histoire que je raconte n’appartient pas au passé, elle se répète encore et toujours», vu les flux migratoires qui ont poussé des milliers de personnes des rives Nord et Sud de la méditerranée à quitter leur pays pour trouver refuge chez le voisin. L’histoire se répète, vous avez raison, seulement on assiste aujourd’hui à plus de restrictions et de refoulements, voire de refus à l’encontre des migrants nord-africains et de tous bords qui mettent en jeu leur vie à la recherche d’un certain « paradis ». Comment expliquez-vous la politique actuelle italienne quant à ces grands fléaux migratoires ?
–L’histoire se répète et se répétera jusqu’à l’infini. L’Italie a connu son boom économique dans les années soixante/soixante-dix. Avant, c’était un pays de migrants avec une économie basée essentiellement sur l’agriculture. Il faut savoir que ce phénomène migratoire, de nos jours, ne s’est pas arrêté, même si la typologie du migrant est différente. Il faut savoir aussi que beaucoup de jeunes Italiens quittent leur pays pour aller travailler ailleurs. Leur chance ? Ne pas avoir besoin d’un visa, de cette terrible pratique qui déshumanise et humilie l’être humain.
L’homme est né libre et il doit pouvoir bouger à sa guise, partir et revenir librement. Les Italiens sont des migrants, on dit qu’il y a plus d’Italiens résidant à l’étranger qu’en Italie même. Je veux dire par là que nous les Italiens, connaissons bien ce phénomène et que nous devrions savoir mieux le comprendre. Aujourd’hui, nous assistons à une politique italienne, choisie par des partis politiques au pouvoir de droite et d’extrême droite, qu’à mes yeux n’est pas si mauvaise que ça et qui s’efforce malgré son idéologie, de remettre les pendules à l’heure et de mieux contrôler ces départs de l’Afrique vers les côtes italiennes.
La politique migratoire néfaste des anciens gouvernements italiens, notamment de « gauche », qui se sont succédé pendant une décennie, n’ont fait qu’aggraver la situation et augmenter les morts en mer, transformant notre Méditerranée en un immense cimetière. C’est bizarrement avec un gouvernement de droite, que l’Italie discute désormais avec la Tunisie d’égal à égal, mettant en pratique le fameux « Plan Mattei », cheval de bataille de la première ministre italienne Giorgia Meloni. A quoi bon donc, parler aujourd‘hui de partis de gauche ou bien de droite ? Je crois que tout ça est fortement dépassé.
*Vous qui êtes « le plus Tunisien des Italiens », vous avez toujours exprimé dans vos écrits, conférences, activités artistiques… votre attachement à la Tunisie et votre engagement à promouvoir et défendre ses valeurs notamment l’ouverture et le respect interculturel. Pourrions-nous en connaitre le secret ?
-J’appartiens moi aussi à une famille de migrants, de petits entrepreneurs qui avaient décidé de quitter la Sicile au début du XIXème siècle pour atterrir en Tunisie. Dans ma famille, on nous a toujours appris à respecter l’autre, le plus faible, le migrant… sans avoir jamais des préjugés. Ma grand-mère me disait toujours que le « différent » nous enrichit et jamais le contraire. Donc le secret à mon avis c’est justement l’éducation qu’on reçoit depuis tout petit. C’est très important pour la forma mentis de l’enfant.
Je ne peux donc que continuer dans ce chemin et promouvoir à l’infini le respect de tout être humain sans distinction aucune de couleur, religion, culture…
*L’Italie a été le pays invité d’honneur de la session écoulée de la foire internationale du livre de Tunis. « Un petit incident de parcours » et sans aucune gravité en faveur de ce qui se passe à Gaza en Palestine, a conduit les responsables à annuler l’événement qui devait avoir lieu. Selon vous, était-ce la bonne solution pour une meilleure compréhension de part et d’autre quant aux événements qui nous bouleversent tous; des enfants assoiffés et affamés qui meurent tous les jours sous les bombes au vu et au su du monde entier ?
–Oui, l’Italie a été le pays invité d’honneur à la foire internationale du livre de Tunis, et je ne peux que me réjouir de cette invitation de la part du Gouvernement tunisien. De mes souvenirs, jamais l’Italie n’avait eu cet honneur au Salon du Livre de Tunis. Je profite d’ailleurs pour remercier l’ambassade d’Italie et plus particulièrement, l’Institut culturel italien pour l’excellent travail accompli, tout au long de ces 10 jours.
Quant à l’incident survenu lors d’une conférence au pavillon Italie, celui-ci est dû à mon avis aux moments très sensibles que toute l’humanité est en train de traverser, aux guerres qui se succèdent dans différents pays du monde, à cause de certaines positions de quelques gouvernements qui privilégient la guerre à la Paix, les armements à la diplomatie…
On ne parle plus de Paix !
De toute façon, ce n’est pas un cas isolé, partout dans le monde, les jeunes protestent, regardez ce qui se passe actuellement dans les universités italiennes, américaines, françaises, anglaises, espagnoles…Les jeunes se révoltent contre des systèmes qui ne leur correspondent plus. Nos jeunes sont de plus en plus fragiles, déboussolés…
Ce qui se passe aujourd’hui en Palestine est vraiment dramatique, inacceptable et inhumain. J’en suis vraiment outré et révolté !
*« Peintres italiens de Tunisie » est une exposition de collectionneurs privés qui permet d’affirmer encore une fois, qu’il y a eu une école italienne de la peinture en Tunisie. Un vernissage privé organisé par l’ambassade d’Italie à Tunis vient d’avoir lieu le 03 juin à la Galerie TGM, la Marsa. Suivra un second vernissage concocté cette fois, par la maitresse de céans, Mme Alya Hamza, le jeudi 06 juin… Merci de nous en dire plus, surtout que vous êtes l’un des collectionneurs prêtant à la galerie, vos deux superbes œuvres signées, Sauveur Almenza?
-La Galerie TGM, ce formidable espace voulu par le feu Maître Noureddine Ferchiou, exposera à partir du 06 juin et durant tout un mois, les œuvres des collectionneurs amoureux de la peinture italienne de Tunisie. Des œuvres d’artistes de renommée internationale sont élégamment exposées dans cet espace lumineux et si bien pensé. On peut retrouver, Nello Levy, Antonio Corpora, Sauveur Almenza , Andrea Picini,Yvonne Bevilaqua, Antonio Recalcati, Sylvain Monteleone, Deanna Frosini, Emmanuel Bocchieri et tant d’autres…
Des peintres, qui ont représenté les aspects authentiques et sincères de cette Tunisie multiculturelle, d’hier et d‘aujourd’hui, des scènes de la quotidienneté de la médina de Tunis, de Sousse, de Mahdia, des maisons parfois délabrées de la Goulette avec leurs teintures à rayures accrochées devant leurs portes… sans tomber donc dans la représentation de l’Orientalisme, que rappelons-nous, était le fruit d’une fascination pour l’Orient, l’exotisme des pays d’Afrique du Nord et du Levant. Dans ces œuvres des artistes italiens de Tunisie, on retrouve l’authenticité, le réalisme, la douceur du climat tunisien, sa lumière à nulle autre pareille, la beauté de ses sites, sa luminosité unique, son urbanité exquise, celle de la population tunisienne d’une mixité de longue date à travers les multiples strates de celles de la diversité d’autres peuples qui y ont vécu. Une exposition à ne pas manquer !