Attendue depuis plus d’une année, la publication de la pièce théâtrale «La Kaaba de Jouhaiman »de l’écrivain, dramaturge, journaliste et chercheur Abdehalim Messaoudi, est sans doute l’événement culturel de cette saison .
Le pari est énorme: théâtraliser l’un des drames historiques les plus marquants de l’histoire actuelle du monde musulman, voire du monde, et qui a changé pour des décennies et jusqu’aujourd’hui encore l’Arabie Saoudite, il faut le faire.
Abedelhalim Messaoudi l’a fait. Avec brio. Avec une facilité déconcertante et une perfection dans l’exécution. Avec foi surtout. En fait, le dramaturge de par son jeu de langage d’abord enjoué, et qui devient, au fur et à mesure que l’action avance et se noue, piquant et acéré, ne semble d’emblée n’accorder qu’un intérêt secondaire au drame réel qui vient ébranler, ce 20 novembre 1979 le monde musulman et dont les événements vont durer deux semaines.
La prise de la Kaaba par un groupe de 200 bédouins armés, se réclamant de Jamaa Salafia Mohtasaba et menés par un prédicateur, ancien membre de la garde royale, appelé Jouhaiman Al-Outaibi, ne constitue qu’un prétexte que l’auteur utilise pour entraîner son lecteur-spectateur dans monde étrange et familier à la fois, réel et imaginaire, proche et lointain, immense comme le désert, délimité comme une scène de théâtre.
Le dramaturge, en bon connaisseur de l’art des planches, joue de toutes les contradictions sous-tendant ce drame historique qui se poursuit à travers ses interminables échos et jusqu’à nos jours.
On glisse à travers ce jeu dans ce que le théâtre a de plus mystérieux et de plus déroutant:la limite. La limite du vraisemblable où le fanatisé Jouhaiman reconnaît son beau frère Mohamed Ben Abdallah Al Qahtani comme étant le Mahdi, censé apporter la justice qui sauvera ce monde de déviance et de dissolution.
D’ailleurs il fait reconnaître dans le même temps à plusieurs personnes avoir vu ce Mahdi dans leur songe. On en arrive ainsi à une autre limite, celle que partage le théâtre avec la religion où ce qui est imaginé est perçu comme étant vrai. Et Abdelhalim Messaoudi de continuer ce jeu de funambule en dansant sur un fil entre les frontières des langages, des époques, des cultures, et des lectures de ces événements qui s’accélèrent soudain pour s’attaquer violemment, comme pour en finir, au sacré en s’y introduisant par le rituel de la prière aux morts. La ruse, toujours. On n’a rien inventé de mieux depuis le cheval de Troie, sauf que les cercueils censés contenir des dépouilles sont en fait remplis d’armes de poing et de fusils belges qui causeront la mort de centaines de personnes dont des pèlerins qui se trouvent là, dans le cœur de l’Islam, la Kaaba, par hasard ou par devoir sacré et qui ne comprennent même pas l’arabe, langue sacrée de ce drame qui se joue finalement hors de tout temps, de tout lieu, et qui va figer l’Arabie dans un islam de rites et de conventions.
Abdelhalim Messaoudi, dont ce n’est pas le premier texte théâtral à succès, réussit là un exercice de haute voltige et signe un véritable chef-d’œuvre.
La Kaaba de Jouhaiman (Qaabat Jouhaiman).Abdelhalim Messaoudi