42 ans de conflit armé depuis l’invasion soviétique de décembre 1979, 20 ans de guerre américaine déclenchée par les attentats du 11 septembre 2001, la plus longue de l’histoire des Etats-Unis, plus de 2400 morts américains et jusqu’à 60 000 civils afghans tués, des blessés par dizaines de milliers et des dollars engloutis, 840 milliards officiellement, mais des chercheurs universitaires chiffrent à 6400 milliards le coût pour les Américains de leurs guerres contre les djihadistes en Afghanistan, Irak et ailleurs. En juillet 2018, Donald Trump lance ses négociations secrètes pour « ramener les gars à la maison », les pourparlers s’officialisent et un accord est conclu à Doha le 29 février 2020 qui prévoit le retrait américain quatorze mois plus tard en échange de garanties sécuritaires, de la fin de la collaboration entre les talibans et les djihadistes notamment de Daech, et la libération de 5000 prisonniers talibans. Cette dernière clause est rejetée par Kaboul et la trêve prend fin. Dès lors ce sera une succession de négociations et de ruptures jusqu’à la libération de 400 prisonniers talibans le 9 août 2020 qui permet la reprise des discussions à Doha le mois suivant. Aujourd’hui, on entrevoit une possible fin du conflit mais de lourds doutes subsistent et la confiance ne règne pas. Un premier pas vient d’être fait à Moscou, le suivant est prévu en avril en Turquie.
Entre-temps, une élection présidentielle a compliqué un peu la donne. Elle s’est tenue le 28 septembre 2019, mais les résultats n’ont été annoncés que le 18 février 2020: 50,6% des voix pour le sortant Ashraf Ghani et 39,5% pour son rival et Premier ministre Abdullah Abdullah qui n’a pas accepté cette victoire « frauduleuse ». En mai, les deux hommes se sont partagés le pouvoir, la présidence de la République pour Ashraf Ghani, celle du Haut conseil de réconciliation chargé des négociations pour Abdullah Abdullah. Deux dirigeants pas forcément d’accord.
La reprise des pourparlers de Doha a mené à la réunion de Moscou, jeudi et vendredi dernier. Auparavant, l’administration Biden avait fait connaître sèchement sa position, d’abord par un document remis à Kaboul par son émissaire Zalmay Khalizad puis par une lettre adressée par le secrétaire d’État Antony Blinken: » je dois être clair avec vous (…) les Etats-Unis n’excluent aucune option. Nous continuons d’envisager un retrait total le 1er mai, comme nous envisageons d’autres options. Même si les Etats-Unis poursuivaient leur aide financière après le retrait, la situation sécuritaire se détériorerait et les talibans pourraient obtenir rapidement des gains territoriaux. Je préfère être clair avec vous pour que vous compreniez l’urgence ». Washington réclame un gouvernement « inclusif sur le principe d’égalité entre les deux parties » qui restera en place le temps d’adopter une nouvelle constitution et d’organiser des élections. Dès la signature d’un accord, un cessez-le-feu sera décrété et une commission désignée pour veiller à son respect.
C’est sur cette base que la réunion de Moscou a été travaillée. Malgré les échanges entre « tueurs » qui ont jeté un froid, les Etats-Unis et la Russie partagent sur ce dossier des intérêts communs: Moscou préfère à Kaboul des pro-américains plutôt que des talibans, mais en cas de retrait, il opte, comme Washington, pour des talibans modérés et les deux alliés de circonstance veulent une transition dans la stabilité.
La réunion moscovite à laquelle participaient aussi des délégations chinoise et pakistanaise s’est terminée par un appel à « toutes les parties au conflit à réduire le niveau de violence et le mouvement des talibans à ne pas déclarer d’offensive de printemps qui met chaque année à rude épreuve les forces de Kaboul ». « Nous voulons la paix et accélérer les négociations. Aux talibans de répondre » a déclaré le négociateur de Kaboul, Abdullah Abdullah. Il faut laisser les Afghans décider de leur propre sort » a rétorqué le chef de la délégation talibane, le mollah Abdul Ghani Baradar. Au-delà des mots, le fossé est large: Kaboul est contre un gouvernement de transition et refuse « une paix contrainte et imposée »; les talibans accepteraient ce gouvernement si c’est la condition d’un départ des troupes américaines (2500) et des forces de l’Otan (7000), mais ils sont hostiles à des élections qu’ils ne sont pas certains de remporter. Le mois prochain, le moyen d’aplanir ces désaccords sera au centre de la réunion d’Istanbul.
Les talibans n’ont jamais contrôlé autant de territoire qu’aujourd’hui et leurs forces encerclent aujourd’hui Kandahar et Kunduz. Le risque de les voir étendre leur domination est grande et un accord de paix pourrait avoir de graves répercussions sur les femmes. Les talibans affirment avoir changé, mais au début du mois, ils ont tué par balles à Jalalabad trois femmes travaillant pour les médias et, en janvier, deux femmes juges à la cour suprême à Kaboul. En 2020, dix-sept défenseurs des droits de la personne ont été tués. Aucune femme ne figure parmi les dix délégués des talibans à Moscou, deux parmi les douze de Kaboul. Et le gouvernement semble bien se talibaniser: il a supprimé ce ministère des Droits de la personne et, au début du mois, a interdit aux filles de plus de 12 ans de chanter en public. Face au tollé, et au hashtag « I am my song », il a fait marche arrière, mais quand même.
Est-on sorti de l’impasse comme le pense Gulbuddin Hekmatyar, un des délégués gouvernementaux? Oui, Hekmatyar, surnommé « le boucher de Kaboul », qui a lutté contre Chah Massoud, assassiné le 9 septembre 2001, est toujours là comme cet autre » fou de guerre » l’Ouzbek Rachid Dostom ou l’ancien président Hamid Karzaï (2004-2014) qui déclarait en 2019 ne pas avoir confiance en les Américains qui « ont créé cette guerre et nous ont dupé depuis longtemps ». Tous ces protagonistes défendent avant tout leurs propres intérêts. De leur côté, les talibans n’ont pas renoncé à leur émirat islamique et … totalitaire.
A noter enfin que l’Union européenne, première pourvoyeuse d’aide civile à l’Afghanistan, est écartée des négociations par les Etats-Unis, ce qui ne dérange pas la Russie. En novembre dernier, Josep Borrell, le chef de la diplomatie européenne déclarait que « Nous voulons aider à construire un Afghanistan souverain, unifié et démocratique, sur la voie de la prospérité et de l’autonomie (…) La trajectoire de l’Afghanistan, à l’avenir, doit préserver les droits humains (…) Toute tentative de restauration d’un exécutif islamique aurait un impact sur notre engagement politique et financier ». Une consolation (?) pour les Européens: le nouvel envoyé spécial de l’Onu pour l’Afghanistan est français: Jean Arnault.