Une guerre meurtrière mais cachée, presque sans témoins que l’on tente de suivre sur des images envoyées par des satellites, se déroule quatre mois dans la région du Tigré au nord de l’Éthiopie. Une guerre aux causes multiples qui se sont succédé depuis 30 ans, voire même depuis la chute de l’empereur Haïlé Sélassié en 1974. Cette année-là, le derg, comité militaire d’administration provisoire, communiste, prend le pouvoir et suscite pas mal d’oppositions. En 1991, une coalition menée par le Front de libération du peuple du Tigré de Meles Zenawi et le Front de libération du peuple de l’Érythrée d’Isaias Afeworki à laquelle se sont associés l’organisation des peuples Oromo, le mouvement national Amhara et le mouvement démocratique des peuples du Sud, renversent le derg. Peu à peu, les Tigréens, 6% de la population écartent les autres ethnies et s’emparent de la réalité du pouvoir. L’Érythrée, annexée par l’Éthiopie en 1950 et désireuse d’indépendance, l’obtient en 1993 et en 1994, une nouvelle constitution divise l’Éthiopie sur des bases ethniques en douze États régionaux dominés en fait par les Tigréens qui détiennent tous les leviers du pouvoirs, politiques, militaires et sécuritaires.
Entre les hommes forts que sont Zenawi et Afeworki, le courant ne passe plus et en 1998, c’est la guerre pour une question de tracé de frontières. Les accords d’Alger y mettent fin en 2000 mais le contentieux frontalier reste ouvert. Les deux pays s’opposent en Somalie. Meles Zenawi meurt en 2012 et l’on en arrive à 2018 quand son successeur démissionne et laisse la place de Premier ministre à Abiy Ahmed, un Oromo dont la mère est Amhara. Le nouveau maître d’Addis Abeba entreprend avec détermination de mettre fin à la domination des Tigréens pour changer la structure politique du pays. En décembre 2019, il parvient à unir les partis des Omoro, des Amhara et des peuples du Sud dans une seule formation, le parti de la prospérité. Le FLPT refuse d’y adhérer, il perd son hégémonie et entre pratiquement en rébellion.
Des élections générales sont prévues en août 2020, mais en raison de la pandémie, elles sont reportées en juin 2021, ce que le Tigré n’accepte pas. Le 9 septembre, il organise son propre scrutin gagné par le FLPT de Debretsion Gebremichael qui dirige aussi la région avec 98% des suffrages. Fin octobre, le Tigré déclare qu’il ne reconnaît plus le Premier ministre ni les autorités fédérales dont le mandat a expiré faute d’avoir organisé les élections. Le 4 novembre, des troupes tigréennes attaquent des bases de l’armée fédérale à Mekele, capitale de l’Etat et à Dansha, ville plus à l’ouest. Le Premier ministre Abiy Ahmed donne à son armée l’ordre de « rétablir les institutions légitimes » et de « sauver le pays ». Les troupes fédérales comptent 110 000 dont des Tigréens qui désertent pour rejoindre les miliciens bien armés FLPT qui pourraient être 250 000, mais ces derniers ont le dessous et se réfugient dans les montagnes pour continuer le combat jusqu’au bout. Des Oromo, des Amhara et d’autres ethnies rejoignent l’armée pour lutter contre les Tigréens qui les ont brimés durant trente ans. La division ethnique, base aussi de cette guerre…
Le 28 novembre, Abiy Ahmed proclame sa victoire, mais les armes tonnent toujours. Parce que l’Érythrée de Afeworki qui n’a rien oublié s’est lancée à l’assaut. Le 14 novembre, le FLPT avait tiré quatre missiles sur l’aéroport de la capitale Asmara au motif que les forces éthiopiennes utilisent elles aussi cet aéroport.
Issayas Afeworki qui règne par la terreur veut éliminer le FLPT et affaiblir le Tigré qu’il accuse « d’avoir empêché le développement de l’Érythrée pendant 20 ans ». Le chercheur norvégien Kjeldahl Tronvoll qui était sur place juste avant la guerre explique qu’en bombardant aveuglément, qu’en détruisant hôtels et usines, il fait exactement comme Zenawi en 1998-2000. De nombreux observateurs se demandent si Abiy Ahmed qui refuse de commenter la présence des forces érythréennes au Tigré n’est pas lui-même un observateur impuissant et dépendant de son allié de circonstance. Cela fait du mal à son image de prix Nobel de la paix décerné en 2019 pour avoir réconcilié les deux pays… Un rapprochement que le FLPT n’a jamais digéré.
Où en est le conflit aujourd’hui? A plusieurs reprises, Amnesty International a dénoncé ses massacres de masse commis par les soldats de Afeworki, mais aussi par le FLPT, des bombardements, des viols, des pillages… Jusqu’à 500 000 personnes auraient fui vers le Soudan et près de 5 millions ont besoin d’une assistance humanitaire. Addis Abeba refuse toute enquête internationale car « l’Éthiopie n’a pas besoin de baby sitter ». Fin février, quelques journalistes ont pu aller au Tigré, ils ont vu des fosses communes, mais leur traducteur a été arrêté ainsi que des journalistes locaux. Fin février également, le secrétaire d’état américain Antony Blinken indiquait que les Etats-Unis « étaient sérieusement préoccupés par les atrocités rapportées et la détérioration globale du Tigré ». Il y a trois jours, Michelle Bachelet, haut commissaire des Nations unies aux droits de l’homme dénonçait des violations graves qui pourraient constituer des « crimes de guerre et des crimes contre l’humanité ». Beaucoup de conditionnel car on ne peut rien savoir de sûr. Le même jour, l’Onu demandait à Asmara de retirer ses troupes qui ne doivent pas être autorisées à continuer leur campagne de destruction avant leur départ ». Mais le conseil de sécurité n’adopte pas de déclaration commune, la Chine, la Russie et l’Inde refusant d' »interférer dans des affaires internes ». Un mois plus tôt, ce sont les pays africains du Conseil qui s’étaient opposés à un texte commun. L’Afrique aimerait une solution africaine. Le Rwandais Kagame redoute que l’on apprenne la vérité lorsqu’il sera trop tard.
Avant cette guerre, l’Éthiopie, pays pauvre de 108 millions d’habitants,173e sur 189 au classement de l’indice de développement humain (IDH), commençait à remonter la pente, félicité par le FMI et la Banque mondiale. L’Érythrée est 182e.