Un mois, ou presque, après son coup de force du 25 juillet par lequel il a suspendu le Parlement, limogé le Chef du gouvernement et pris tous les pouvoirs exécutifs en main, le Président Saied ne semble pas pressé de dire aux Tunisiens où il va. Le pays est sans chef de gouvernement, et donc sans gouvernement. Il est sans parlement et l’on ne sait pas ce qu’il va advenir de l’actuel, sera-t-il maintenu, ou dissout ou expurgé des éléments jugés par trop perturbateurs et portant atteinte au prestige de l’institution et perturbant sa marche ? Bref, c’est le grand flou. Et il est loin d’être artistique.
N’empêche. Le Président Saied continue de caracoler dans les sondages et serait sans doute réélu dès le premier tour si la présidentielle était organisée aujourd’hui.
Comment expliquer ce succès et cet engouement populaires dont jouit le Président et dont il tire une légitimité telle qu’il peut gouverner seul dans un pays qui, dix ans auparavant vivait une révolution contre le pouvoir autocratique ?
Deux raisons principales pourraient être invoquées.
La première est d’ordre culturel. Elle est relative à l’attachement profond, viscéral, presque du Tunisien à l’Etat fort. Kais Saied le sait, qui a assisté au recul des pouvoirs publics et leur impuissance à respecter la loi, et le sentiment d’affliction et d’abattement qu’une telle situation provoque auprès du citoyen. En annonçant les décisions qu’il a prises le 25 juillet, le Président a manifestement déclenché l’enthousiasme populaire et éveillé ce désir du retour de l’Etat fort.
La seconde, plus conjoncturelle, est liée à la problématique posée par le Président comme le point focal de son action aussi bien que de son discours :la corruption. On sait que ce phénomène gangrène le pays depuis des décennies. A t-il vraiment pris plus d’ampleur après la révolution ? Deux choses au moins sont sûres. La première chose est que l’on peut en parler librement, ce qui n’était pas le cas il y a dix ans. Et la seconde est que dans une situation de crise comme celle multidimensionnelle et grave que vit notre pays, on cherche inévitablement des responsables. Les nôtres sont les corrompus. Ce n’est pas faux mais on oublie de dire que derrière le phénomène de corruption, qui n’est du reste pas spécifiquement tunisien, il y a le modèle économique prédominant dans le pays depuis plus de trente ans et qui a engendré son propre système de « valeurs » basées sur le clientélisme et le favoritisme. Combattre la corruption nécessiterait donc une révision du modèle économique dans son ensemble.
UNE PROBLÉMATIQUE NE FAIT PAS UNE POLITIQUE
En fait, Kais Saied détient dans la corruption une problématique mobilisatrice majeure. Nous ne doutons pas de sa sincérité ni de sa détermination dans la bataille qu’il mène contre cette plaie. Mais combien elle pourrait constituer une attente populaire aussi grande, une problématique seule ne peut pas faire une politique, et la lutte par à coup contre la corruption endémique ne peut restaurer l’autorité de l’Etat. Ce qui rétablit l’autorité de l’Etat, c’est une politique économique capable de générer de la croissance.
La croissance crée de l’oxygène dans le corps de l’Etat et donne à celui-ci les moyens de sa politique et de sa bonne gouvernance. Il faut donc faire des choix économiques clairs et convaincants, et pour cela il faut introduire les réformes nécessaires et qu’on n’a pas cessé de reporter en l’absence justement d’un Etat fort.
Le problème est que les réformes nécessitent des sacrifices qui risquent d’être lourds alors que le pays est déjà sous la morphine des crédits extérieurs, que l’inflation est galopante et que le poids de la fonction publique est lourd est éreintant. Le problème surtout est que ceux qui paieraient le prix des sacrifices seront les petites gens du peuple. Ceux-là mêmes qui font aujourd’hui bloc derrière Kais Saied et donnent force légitimité à l’action rectificative qu’il a entreprise depuis le 25 juillet.
BESOIN D’AIDE
Réévaluer le rôle de l’Etat et restructurer l’architecture de l’économie, redessiner la carte territoriale, redonner le pouvoir aux régions, réhabiliter le Parlement dans son rôle de moteur législatif, voilà quelques-unes des réformes urgentes à entreprendre. Retarder pourrait compromettre toute l’entreprise et risquer de faire perdre le crédit de cette adhésion populaire.
Alors que l’on s’approche à grands pas de la fin de la période légale des trente jours depuis la suspension du Parlement, période qui sera sans doute prolongée, l’attente, à la mesure du grand élan suscité, se fait aussi grande que pressante. Quels choix nouveaux devrait-ou pourrait- annoncer le Président Saied, quelle approche et quelle équipe pour mener à bien le paquebot Tunisie dans cette nouvelle étape dans laquelle, plus que jamais, le pays a besoin d’assistance, d’aide et, surtout de la participation de toutes ses forces vives ? Et d’abord où et comment trouver les 4 milliards pour boucler la loi de finance encore en suspens avant d’espérer s’attaquer aux rounds des négociations avec le FMI ?
Mais le grand défi pour le Président Saied élu, faut-il le rappeler, sans parti politique et sans programme économique, est de trouver l’organe politique pouvant porter demain son projet. Certes, il y a un parti qui se dit être celui de Kais Saied. Même si c’est vrai, cela reste insuffisant. Le Président aura besoin d’aide. Il aura besoin d’allié(s), et donc de faire des compromis structurants. Et c’est là qu’apparaît l’importance de l’apport de l’élite. C’est là aussi que se vérifient les limites de la ferveur populaire.