Par Abdeljelil Messaoudi
Ma dernière rencontre avec l’ancien Premier ministre, Rachid Sfar, remonte à cinq ans. C’était à son domicile sur les hauteurs de Gammarth.
Il m’attendait, comme entendu, à l’entrée de sa belle villa, debout, souriant, de ce sourire timide qu’on avait appris à lui connaître sur les portraits officiels quand il servait sous le Président Bourguiba. Il m’invita à m’asseoir et me proposa un café qu’il prit soin de tirer de sa petite machine espresso installée à une longueur de bras de son fauteuil. On m’avait prévenu de sa maladie mais à part quelques kilos de plus qui le faisaient apparaître quelque peu serré dans son vieux costume, et un visage marqué par des rougeurs, l’homme donnait l’air de se porter plutôt bien pour son âge. Il avait alors quatre-vingt-quatre ans.
On devait au cours de notre rencontre évoquer les principales étapes de sa carrière pour la rédaction d’un éventuel mémoire politique, et pendant qu’il s’occupait à préparer le café je me surpris en train de repenser à ces années difficiles de fin règne de Bourguiba pendant lesquelles cet homme, mince, élégant et l’allure fière, assuma l’ingrate tâche de diriger le gouvernement. C’était une sorte de no man’s land temporel entre la fuite de Mohamed Mzali et l’arrivée inattendue mais inévitable de Ben Ali. Le nouveau Premier ministre débarqua donc à la Kasbah précédé d’une renommée d’homme certes rigoureux, mais raide, intraitable, volontiers donneur de leçons et peu enclin à l’écoute. Il faut dire que le pays allait à vau-l’eau, sa sécurité intérieure menacée et son économie piquait du nez. Il fallait trouver l’argent nécessaire pour éviter au pays une banqueroute annoncée. Rachid Sfar transforma ses bureaux en un camp retranché où, s’entourant d’une poignée des meilleures compétences de la finance que comptait le pays, il prolongeait ses réunions jusqu’à l’aube en ce ramadan de 1986. Parmi ces hommes qui participèrent à cette inoubliable mission de sauver le pays de la faillite, le grand militant et banquier Aissa Hidoussi qui se souvient encore de ce « hamdoullah » de soulagement que prononça le Premier ministre, à bout de force, quand il lui annonça, après des mois de marathon à l’intérieur et à l’extérieur du pays, l’accord d’une banque d’un pays du Golfe pour prêter la somme nécessaire au bouclage du budget.
Rachid Sfard était un piètre orateur, et le fait de relever Mohamed Mzali à la tête du premier ministère le poussa à cultiver davantage son côté d’homme d’action et dossiers. Il s’en sortira tant bien que mal, mais les circonstances voulurent que le vieux Bourguiba le remplaça par un homme à poigne qui le sortira du Palais de Carthage. Le 7 novembre 1986, le loyal Rchid Sfar, assistera, impuissant, les traits défaits et le teint blême, à la chute du Combattant suprême, allant bien malgré lui, jusquà donner du haut du perchoir de l’assemblée nationale où Bourguiba l’avait envoyé une année plus tôt, la légitimité au nouveau président de la République.
Pour le « remercier » et éviter un départ qui eût été suspect, Ben Ali le nomma ambassadeur à Bruxelles avec une large compétence couvrant le Royaume de Belgique, le Grand duché de Luxembourg et la Communauté européenne. Le nouvel ambassadeur fit étalage de son savoir-faire diplomatique et permit à la Tunisie de gagner en image et en crédibilité. Il fera également connaître, à l’occasion, les facettes cachées de sa personnalité d’homme à la culture fine et profonde, amateur des belles lettres et mélomane averti. Il mit à contribution nombreux artistes Tunisiens et étrangers et transforma la résidence de l’ambassadeur en un espace de rencontres et d’échanges. L’apport de la Communauté européenne au dynamisme que connaîtra le pays pendant la première décennie de l’ère Ben Ali, le devait aussi l’ambassadeur Rachid Sfar.
Rentré après sa mission bruxelloise, il se retirera de la vie publique pour se consacrer à la lecture et l’écriture. Son livre ”Mondialisation, régulation et solidarité » publié à Paris, donnera la mesure du niveau et de la qualité de l’engagement de cet homme, fils du grand compagnon de Bourguiba, Tahar Sfar, illustre militant de la première heure avec qui il fonda le Néo-destour.
Avec sa disparition, hier, c’est un grand homme d’Etat et un bâtisseur totalement dévoué au service de son pays qui s’en va. C’est une page de la Tunisie des grands patriotes qui se tourne.
-Né à Mahdia le 11 septembre 1933
-Études de lettres, droits et sciences économiques à Tunis
-Ministre de la défense(1980)
-Ministre des finances(1986
– Premier ministre(1986).
-Mort à Mahdia hier jeudi 20 juillet 2023