Ce que je n’ai pas dit à Moufida Tlatli
La faucheuse ne semble pas vouloir faire de break en ces temps de pandémie. Après le maestro Ahmed Achour, voilà un autre grand nom de la culture nationale qui s’en va, approfondissant le vide qui résonne autour du petit monde artistique tel un écho inquiet.
Moufida Tlatli s’en est allée aujourd’hui à 74 ans. La Tunisie lui doit le film le plus accompli qu’une femme ait pu réaliser: « Le silence des palais » sorti en 1994 et qui a remporté de prestigieuses récompenses, dont le Prix Spécial Festival de Cannes1994.Je n’ai jamais rencontré Moufida Tlatli, et ne lui ai donc jamais parlé. Pourtant je l’ai connue bien avant d’autres, bien avant qu’elle ne devienne la grande personnalité artistique qu’elle était devenue.
Cela remonte à l’hiver 1990. Je suis au cabinet du Ministre de la culture, Ahmed Khaled-Dieu lui prête vie-qui m’appelle dans son bureau en fin de journée et me remet une grosse une enveloppe. Il m’indique qu’il y a trois scénarios de film et que je dois les lire attentivement et en choisir un seul qui aura la fameuse aide à la production. Il insiste au passage que la mission doit rester secrète et que je dois terminer le travail avant le lendemain matin et présenter un rapport circonstancié à la première heure. Je m’arme donc de café et de cigarettes et passe la nuit à voyager avec les textes des scénaristes dont deux parmi eux sont de vielles connaissances: Hichem Bougamra et Ahmed Harzallah.
Avant les premières lueurs de l’aube la lecture est terminée et le choix fait.Il n’y a pas photo, ce sera le scénario portant le titre de « les Silences du palais ».
Quatre années plus tard, à Paris où le hasard de la carrière m’a envoyé, je suis invité à l’avant-première d’un film tunisien réalisé par une femme et paraissant être voué à un grand succès. Au cours de la projection je reconnais le scénario du film et je sens comme si je l’avais déjà mis en scène dans ma tête .A la fin de la projection Moufida remonte sur l’estrade et est chaleureusement applaudie. J’en conçois une grande fierté. Je décide d’aller lui dire que je suis aussi pour quelque chose dans le succès de son film qui parle aussi de l’histoire d’un jeune révolutionnaire venu du Kef, ma ville. Mais je ne le fais pas. Je ne sais pas pourquoi La même histoire se répètera à Strasbourg après le grand succès du film.Mais là encore je ne vais pas à la rencontre de la cinéaste. Pourquoi n’y suis-je pas allé? Je ne sais toujours pas. Peut-être voudrais-je garder le sentiment que le film de Moufida est aussi un peu le mien et que c’est dans mon imagination qu’il a pris naissance avant d’enfanter lui-même deux grandes stars: Moufida Tlatli et Hend Sabri.
Tiens, je le lui dirais au paradis. Que Dieu l’y accueille. Elle a fait par son film pour les femmes plus que tous les beaux discours des féministes enflammées.
Adieu Moufida, tu étais une grande dame.