Plus de 130 soldats tués il y a deux semaines au Niger, deux attaques, il y a une semaine en Côte d’Ivoire, cinq casques bleus tchadiens tués vendredi au Mali, une embuscade meurtrière dans le nord-ouest du Burkina Faso, la prise de la ville de Palma au Mozambique qui a causé la mort de dizaines de personnes, une attaque meurtrière samedi à Mogadiscio en Somalie… La liste est longue ces derniers jours des « exploits » des djihadistes qui confirment que le Levant n’est plus la principale terre de Djihad. Al Qaïda et l’Etat islamique opèrent d’abord en Afrique et y sèment désordre et mort.
Wassim Nasr, journaliste à France 24, est catégorique: « L’Afrique est devenue l’épicentre de l’EI. Ce n’est plus le Levant. Pour s’en rendre compte, il suffit de lire leur journal, c’est le continent africain qui fait désormais le plus souvent la une. Sur les bords du lac Tchad, l’EI en Afrique de l’Ouest est sa branche la plus puissante, elle a levé une armée de professionnels, pas de simples locaux qui se battent de manière sporadique ». Directeur général de GlobStrat, un cabinet de conseil en risque géopolitique et sécuritaire, Olivier Guitta est persuadé que « l’Afrique va être le champ de bataille du Djihad durant les vingt prochaines années et remplacer le Moyen Orient ». Début février, le patron du du renseignement extérieur français, affirmait qu’ Al-Qaïda au Sahel développait un « projet d’expansion » vers le golfe de Guinée, en particulier la Côte d’Ivoire et le Bénin: « Ces pays sont désormais des cibles eux aussi et pour desserrer l’étau dans lequel ils sont pris et pour s’étendre vers le sud, les terroristes financent déjà des hommes qui se disséminent en Côte d’Ivoire ou au Bénin ». Le gouvernement ivoirien répondait qu’il le savait depuis des années… Vendredi, le député sénégalais Cheikh Tidiane Gadio, ancien ministre des Affaires étrangères, alertait à son tour: » les djihadistes ont dit qu’ils ont besoin d’une façade maritime. Ils ciblent clairement le Sénégal et le Bénin. Le Bénin leur fait un passage très long avec la Côte d’Ivoire et d’autres pays alors que le Sénégal c’est direct. Nous devons tous prendre conscience que la situation de notre pays n’est plus celle qu’elle était avant. Notre pays est convoité, envié et infiltré. Les réseaux dormants sont sur place et ils commencent à s’activer ». Quelques jours plus tôt, l’expert indépendant sur la situation des droits de l’homme au Mali, Alioune Tine, indiquait dans son rapport au Conseil des droits de l’Homme des Nations unies que le Mali et toute la sous-région vont au-devant d’un danger qu’ils n’ont jamais connu.
Libye et faiblesse des Etats
Pourquoi l’Afrique? Pour Wassim Nasr, Al Qaïda s’est intéressé au continent noir dès 2013 et Daech, créé en 2006, a voulu y étendre son influence. Mais le déclencheur factuel a été la chute de Mouammar Kadhafi en 2011 et la désintégration de la Libye. Djallil Lounnas, expert des groupes djihadistes au Sahara de l’université Al-Akhawayn d’Ifrane au Maroc explique: « quand le régime de Kadhafi est tombé, il y a eu un reflux de combattants touaregs dans le nord du Mali. Cela a déstabilisé la région. Les groupes terroristes sont installés dans le sud-ouest de la Libye où ils ont des liens avec ceux qui sont dans le Sahel. » Les armes ont circuler…Cependant, Boubacar Salif Traoré, directeur d’Afriglob Conseil, une entreprise malienne spécialisée dans les questions de sécurité et de développement, note qu’en ce qui concerne le Mali, » l’effondrement de la Libye est venu amplifier un phénomène qui existait », en l’occurrence la rébellion touareg.
En effet, les djihadistes ne sont pas arrivés au hasard dans ces pays africains. Il y avait déjà des mouvements de mécontentements et une mauvaise gouvernance de la part des Etats. Tous les spécialistes et experts convergent vers l’analyse du chercheur Marc-Antoine Pérouse de Montclos: « Il faut comprendre que les groupes djihadistes profitent surtout de la faiblesse des Etats et de la porosité de leurs frontières dans des zones rurales, loin des capitales, comme pour Boko Haram au Nigeria. C’est un classique des guerres asymétriques. Les groupes insurrectionnels franchissent des frontières poreuses qui s’appliquent essentiellement aux forces gouvernementales ». Les terroristes prospèrent là où les Etats sont absents. Au Mozambique par exemple, le président Filipe Nyusi, réélu frauduleusement en 2019, pratique l’intimidation et la violence envers ses opposants, a recours au besoin aux escadrons de mort et abandonne le peuple. 53% des Mozambicains n’auraient aucun moyen de survie. Une « proie » facile pour les djihadistes. « Le continent abrite une forte population musulmane et des pays en faillite virtuelle, politique et économique » ajoute Olivier Guitta complété par Djallil Lounnas: » L’Etat islamique s’incruste dans des États faibles gangrenés par des mafias et des abus, qui disposent d’une armée mal entraînée ».
Séduire et soumettre
Qu’ils appartiennent au GSIM, groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, qui fédère sous la bannière d’Al Qaïda, de nombreux mouvements locaux ou à l’Etat islamique au grand Sahara et de ses déclinaisons locales et franchises comme les Shebab de Somalie et du Mozambique, les djihadistes s’appuient sur des dynamiques locales et exploitent les sentiments d’injustice et de misères des populations loin des centres urbains. Leur but est de soumettre. Le plus souvent par la terreur pour l’EI qui n’hésite pas à massacrer pour « convaincre ». Par la ruse et la duplicité alliées à la violence pour les affiliés d’Al Qaïda. Ils peuvent par exemple couper l’eau ou l’électricité puis venir « en sauveur » les rétablir et gagner la confiance des populations en assurant des services à la place de l’Etat défaillant… Si ça ne marche pas, c’est la force…
Les projets semblent différents. Si tous parlent de charia, l’Etat islamique, revenu de l’échec du califat en Syrie et en Irak, n’aurait pas l’ambition de conquérir le pouvoir, mais seulement au Sahel de mener une guerre sans fin contre les régimes en place et les mécréants. Boko haram ne rêve pas de conquête, mais de massacres voire d’enrichissement. Les filiales d’Al Qaïda ont des projets plus politiques, au moins de partage du pouvoir, qui peuvent être atteignables, notamment en Somalie où les Shebab ont montré leur capacité à gérer. L’organisation a d’ailleurs déclaré que sa guerre à la France se limitait au Sahel, qu’elle ne la porterait pas sur le sol métropolitain. D’ailleurs, il apparaît que les djihadistes n’ont plus les moyens de mener de grandes actions dans les pays occidentaux. Les finances ne sont plus ce qu’elles ont été et les groupes locaux vivent – de 15 à 18 millions d’euros par an – d’extorsions sur les routes, de racket, de trafics divers, armes, drogue et d’êtres humains plus que de rapts et de rançons. A Palma, au Mozambique, les shebab mozambicains et tanzaniens ne visaient pas Total, les intérêts étrangers, ils cherchaient de l’argent, des vivres et des armes. Ce ne sont pas Al-Qaïda ou l’EI qui « démarchent » les mouvements locaux; mais ces derniers qui sollicitent leur affiliation, prêtent allégeance. En échange, ils ne reçoivent pas d’argent ou de matériel, mais leurs conseils, par exemple pour fabriquer des bombes, utiliser des drones et bénéficier des moyens de communication.
Les différentes filiales n’ont pas forcément de contacts et il n’existe pas d’axe, d’internationale djihadiste qui irait de l’Afrique du Nord au Mozambique. Au total, selon l’Union africaine, le continent compterait environ 15 000 djihadistes dont, sans doute moins de 3 000 au Sahel qui souvent se battent entre eux ou auraient tendance ces derniers temps à travailler davantage ensemble. Leurs combattants sont le plus souvent issus des mêmes factions, Katiba Macina, Al Mourabitoune ou autres qui se sont divisées. Les djihadistes ne sont pas seuls à se battre, on voit de plus en plus de groupes locaux qui s’opposent à eux, comme Dan Ma Amassagou qui se qualifie de mouvement de résistance au pays Dogon pour défendre l’Etat malien et affirme compter plus de 5 000 hommes. Chaque année, au Sahel, le nombre de morts augmente: près de 5 000 en 2020 et des centaines de milliers de déplacés. Des militants des droits humains affirment que « les forces de sécurité tuent plus que les groupes extrémistes ». Parmi ces forces, les Français de Barkhane, les Africains du G5 Sahel et ceux de la Minusma. Depuis son apparition en 2011, Boko Haram a tué 19 000 personnes au Nigeria et dans les pays voisins en plus de 37 500 morts au combat. Des morts dont on ne parle peu en Occident sauf en France si ce sont des soldats de Barkhane qui sont tués, une cinquantaine depuis 2013.La guerre semble sans fin.
Et maintenant?
Aucune victoire militaire n’est possible. Au sahel, Serval puis Barkhane n’ont enregistré de succès permettant d’entrevoir la fin du djihadisme. Un général français le reconnaissait il y a un an et demi en constatant « nous étions venus construire une digue. nous avons finalement un énorme tas de sable ». L’intervention française au Mali en 2013 pour éviter que les djihadistes ne s’emparent de la capitale Bamako – possibilité contestée par des analystes – apparaît toujours nécessaire mais elle ne peut durer sans risquer de braquer davantage les populations locales de plus en plus hostiles à ce qui leur apparaît comme du néocolonialisme, thèse développée par les oppositions. Experte en sécurité en Afrique de l’Ouest et centrale, Niagalé Bagayoko note que les armées occidentales et même nationales combattent dans des environnements asymétriques qu’ils ne maîtrisent pas et que leurs modes opératoires ne sont pas adaptés à ceux des djihadistes. Pour elle, les groupes armés ne peuvent être uniquement qualifiés de « terroristes » et, pour arriver à une solution, il faut prendre en compte toutes les dimensions: opérationnelle, gouvernance, droits humains, condition militaire… Il faut un effort comparable en matière judiciaire, en matière pénale. Neutraliser le terrorisme passe par le démantèlement des réseaux, l’identification des différentes responsabilités ». Il faut avant tout comprendre les attentes des populations et les satisfaire, donner des perspectives à des jeunes sans travail auxquels les djihadistes offrent une possibilité, même fausse en réalité, de sortir de la misère, de ne plus se sentir abandonné. La lutte contre la corruption est une donnée incontournable de la solution. Comme l’intérêt général remplaçant les intérêts particuliers de trop de dirigeants… La solution ne sera que politique.
Plutôt que d’envoyer des militaires, l’Europe doit favoriser le développement des pays en butte aux groupes rebelles. Un temps long et délicat pour éviter d’éventuels soupçons d’ingérence. Comment convaincre, par exemple, l‘autoritaire président tchadien d’aller vers plus de démocratie quand on sait que son armée est la plus professionnelle de la région malgré les abus qu’elle commet contre les populations? Une armée dominée par l’ethnie du président, les Zaghawas, mieux armés que les soldats des autres ethnies et payés plus régulièrement.
Dans cette longue marche vers la paix et cette nécessaire réforme des gouvernements, l’Union africaine a son rôle à jouer en favorisant les programmes d’éducation, de santé, de réalisations d’infrastructures, en poussant les Etats à reconquérir les territoires abandonnés, en ramenant l’administration. Négocier avec les djihadistes et céder ne peut représenter une voie d’avenir, mais les gouvernements doivent écouter les revendications locales.