On en parlait déjà au Ve siècle avant Jésus, ou presque. Thucydide écrivait: « Le mal, dit-on, fit son apparition en Éthiopie, au-dessus de l’Égypte et, de là, il descendit en Égypte… » Certes, il était question de la peste et non du Nil, ce fleuve mythique qui faisait dire à Hérodote que « l’Égypte est un don du Nil ». Aujourd’hui, ce don serait menacé par cette Éthiopie où apparaît le supposé mal, un barrage géant qui pourrait réduire la quantité d’eau disponible pour l’Égypte. Sans le Nil, le pays des pharaons n’existe plus. Il fournit jusqu’à 97% de son eau et 95% de sa population vit sur ses berges.
Vieux rêve éthiopien lancé en 2011 sur un site déjà envisagé par des experts américains il y a une soixantaine d’années, le Grand barrage de la renaissance éthiopien se décline dans toutes les problématiques: politique, géopolitique, démographie, économie, agriculture, pollution, biodiversité, changement climatique, protection de l’eau, stress hydrique. Et aussi conflit armé.
Au fil des ans et des traités souvent imposés par l’empire britannique malgré les indépendances – Égypte à partir de 1922, Éthiopie en 1896 -, 87% des eaux du Nil appartiennent à l’Égypte pour les deux tiers et au Soudan pour le tiers restant. Rien ne peut se faire sans l’assentiment du Caire et l’Éthiopie, pays du Nil blanc qui fournit environ 59% des eaux du Nil égyptien est oubliée. En 1999, les dix pays du bassin du Nil créent l’Initiative du bassin du Nil, que rejoindra l’Érythrée, pour gérer l’utilisation équitable des ressources communes de l’eau et la promotion de la sécurité et de la paix dans la région du bassin du Nil. Pas vraiment d’égalité cependant et, en 2010, cinq pays d’amont signent à Entebbe ( Ouganda) « l’Accord-Cadre sur la Coopération dans le bassin du fleuve Nil » où les décisions sont prises à la majorité et non à l’unanimité. L’Éthiopie, la Tanzanie, le Rwanda,l’Ouganda et le Kenya seront rejoints par le Burundi et la République démocratique du Congo. Autrement dit, l’Égypte et le Soudan font face à une sorte de rébellion. L’égalité des droits contre les droits historiques. Et l’on peut, à nouveau, citer Thucydide et son piège qui voit un affrontement entre une puissance dominante et une puissance émergente. L’Égypte en crise face à l’Éthiopie qui monte.
LA GUERRE DU REMPLISSAGE
Une guerre pour l’eau? Cela fait des décennies que les alertes se succèdent. Les pays de la région, l’Égypte comme l’Éthiopie ont atteint, ou vont l’atteindre, le seuil hydrique absolu, c’est-à-dire moins de 500 mètres cube d’eau par personne et par an. Dès 1979, Sadate évoquait une guerre à cause de l’eau. Quelques années plus tard, Boutros Boutros Ghali, encore ministre des Affaires étrangères égyptien, prédisait que les prochaines guerres seraient déclarées pour l’eau, un patron de la Banque mondiale, Ismail Serageldin et bien d’autres confirment cette prévision. Finalement, pas de guerre pour l’eau au XXe siècle, mais ce barrage a relancé les craintes. Commentant la signature de l’accord-cadre de coopération de 2010, l’Égypte faisait savoir que, pour elle, le Nil est « une question de sécurité ». En 2013, alors que les travaux avaient commencé, le président Morsi songeait à une action militaire. Les États-Unis, l’Union africaine, l’Union européenne tentent des médiations et le 23 mars 2015, l’Éthiopie, le Soudan et l’Égypte signent un accord de principe appelant à « coopérer sur la base commune du bénéfice mutuel et de la bonne foi ». Ne rien faire qui porte tort à l’autre, des mots qu’il fallait traduire dans les faits en se souvenant de ce que disait la banque mondiale en 2007: « les eaux du Nil ont le double potentiel de conflit, mais aussi de gain mutuel potentiel ».
Le principal problème qui divise les trois pays porte sur la gestion des eaux et surtout sur la vitesse du remplissage du barrage. L’Éthiopie souhaite un maximum de sept ans et penchent pour trois, l’Égypte voudrait aller de 15 à 21 ans. Négociations et bruits de bottes reprenaient surtout à l’initiative des États-Unis. Trump, présentait un projet d’accord trop favorable à ses alliés égyptiens et soudanais -Khartoum se rapprochait d’Israël- qu’Addis Abeba refusait fin février 2020. Ce désaccord faisait l’objet de débat au Conseil de sécurité de l’Onu en mai. A cette occasion, Le Caire avait affirmé que » le remplissage de ce barrage remet en question la sécurité alimentaire et hydrique de plus de 100 millions d’Égyptiens qui dépendent entièrement de ce fleuve pour leur approvisionnement en eau » et prévenu que ce mouvement menace sérieusement la paix et la sécurité dans la région. Le remplissage débutait peu après et une bonne saison des pluies -de juillet à septembre- apportait environ 4,9 milliards de mètres cubes d’eau pour une capacité totale de 74 milliards. En octobre, dans le bureau ovale où il annonçait l’accord de normalisation des relations entre le Soudan et Israël, Trump faisait du Trump et claironnent: « C’est une situation très dangereuse, car l’Égypte ne sera pas en mesure de vivre de cette façon, ils (les Égyptiens) finiront par faire sauter le barrage. Je le dis haut et fort: ils feront sauter ce barrage. Ils doivent faire quelque chose ». L’Éthiopie accusait le président américain « d’incitation à la guerre » et rappelait les mots du premier ministre Abiy Ahmed prononcés un an plus tôt: « s’il y a besoin d’aller faire la guerre, nous mobiliserons des millions de jeunes ».
LES VRAIS PROBLÈMES
Khartoum, Le Caire et Addis Abeba étaient au moins d’accord sur un point: toutes les options sont ouvertes. Elles le restent après l’échec des négociations de Kinshasa du 4 au 7 avril organisées par le président de la République démocratique du Congo, Félix Tshisekedi, qui exerce aussi la présidence annuelle de l’Union africaine (UA) depuis février, en présence de représentants américain et européen. Pas de progrès sur le remplissage du barrage que l’Ethiopie veut poursuivre dès la prochaine saison des pluies. Les craintes demeurent et l’Égypte s’en tient aux avertissements du président Sissi: « Personne ne peut se permettre de prendre une goutte d’eau d’ Égypte sinon la région connaîtra une instabilité inimaginable ».
Où est la vérité? Aucune étude d’impact n’a précédé la construction du Gerd. Le Caire avance qu’une baisse de 2% du débit du Nil entraînerait la perte de 200 000 arpents de terres cultivables et qu’un arpent -1/2 hectare- fait vivre une famille, soit environ un million de personnes. Un agrégé de géographie, David Blanchon, spécialiste de la question, estime qu’il n’y aura pas de grande modification du débit des eaux en Égypte et que le problème est avant tout géopolitique. L’Éthiopie répète que l’Égypte saisit que « le Gerd ne lui fera pas de tort », que « c’est une diversion face aux problèmes internes » – ce n’est pas faux. Dans un rapport du MIT, Massachusetts Institute Technology, le professeur Eltahir expliquait en 2017 que « les vrais problèmes auxquels le Nil est confronté sont plus importants que la controverse entourant ce barrage ». Et l’on en revient au changement climatique, aux périodes de sécheresse suivies d’inondations généralisées. Et aux données démographiques, économiques, sociales, donc forcément politiques. Plus de 100 millions d’habitants en Égypte et en Éthiopie, de 800 millions à un milliard dans le bassin du Nil à l’horizon 2050: le Nil est vital pour tous, le barrage est vital pour l’Éthiopie qui a besoin d’électricité si elle veut se développer, l’eau l’est aussi pour empêcher l’Égypte de sombrer au moment où au plan macro-économique, elle semble sur la bonne voie.
Personne ne veut croire à la guerre qui déstabiliserait et affaiblirait toute la région. Il y a trois jours, le Soudan a appelé à la reprise des négociations. Khartoum explique: « La question de l’eau ne peut pas être résolue par la guerre. A la guerre, vous ne connaissez pas le cadre et la destination finale. Nous devons résoudre ce problème de manière moderne, par la discussion et de manière diplomatique, et c’est une manière de penser très réfléchie et utile« .
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