Le dollar valait 1500 livres libanaises en 2019, aujourd’hui, il en vaut près de 30 000. Une inflation cumulée de 825% de septembre 2019 à mars 2022 et 80% de la population vit dans la pauvreté ; le chômage touche 30% des actifs et six personnes sur dix seraient prêts à quitter le pays si elles en avaient la possibilité. C’est dans ce Liban en profonde crise qu’environ 3 740 000 électeurs sont appelés ce dimanche à voter pour renouveler les 128 députés de la chambre des députés.
Le rapporteur spécial de l’ONU pour les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, Olivier De Schutter, est catégorique : «Le Liban doit changer de cap. La misère infligée à la population peut être inversée à travers un leadership qui place la justice sociale, la transparence et la responsabilité, au cœur de ses actions». Une crise provoquée par des politiques gouvernementales défaillantes» et par la Banque centrale du Liban « qui a discrètement créé une dette publique énorme (…) qui condamnera les Libanais pendant plusieurs générations.»
Que la classe politique soit corrompue et impunie ne fait guère de doute aux yeux de Libanais qui souffrent et savent que la situation est le fruit de l’histoire et de compromis pratiquement installés depuis le Grand Liban et confortés par les accords de Taëf d’octobre 1989 qui ont mis fin à près de 25 ans de guerre civile.
Les dirigeants actuels, les chefs de clans sont les fils des seigneurs de guerre qui poursuivent leur règne sur leur « clientèle ». Un système confessionnel qui perdure, basé sur un partage théoriquement égalitaire du pouvoir tant politique qu’économique entre les communautés religieuses. 14% des Libanais qui travaillent sont dans la fonction publique, un emploi donné par le zaïm. Une kleptocratie redistributive qui va jusqu’à engager des fonctionnaires qui n’ont aucun travail réel comme ceux qui s’occupent des chemins de fer qui n’existent plus…
En octobre 2019, de nombreux Libanais, surtout des jeunes se sont révoltés en criant leur volonté de changement, mais la “thaoura”, si elle a suscité un espoir toujours vivant n’a pas eu de suite politique en raison de divisions internes et de la résistance du système qui, au-delà de ses mots, refuse toute perte de ses privilèges.
Dans les universités, les contestataires ont remporté les élections étudiantes et ils ont gagné aussi dans des scrutins professionnels. Oui, mais dans les facs, ils pouvaient voter avant d’avoir 21 ans. Pas aujourd’hui. Et le système est contre les listes indépendantes, car avant de prétendre à un élu à la proportionnelle, il faut franchir un cap, un quotient électoral variable selon les circonscriptions mais qui peut atteindre les 12,5% des voix.
Autre obstacle : une campagne coûte cher. Il faut payer pour avoir un panneau électoral, poser des affiches et même être interviewé dans un média privé. Les indépendants n’ont pas d’argent et recourent parfois au fundraising, ce qui ne marche pas trop dans un pays fauché. Au contraire, les familles, les partis installés regorgent de dollars, venus en nombre de l’étranger selon le président Aoun qui a promis de dénoncer les cas. Ces dollars servent à acheter les électeurs. Chaque camp a sa « clé électorale » qui parcourt son secteur et promet des récompenses en échange d’un vote. Cela va du panier alimentaire, d’une quarantaine de dollars jusqu’à 200 voire même 1 000 ou plus, payables après le vote. Appréciable quand le salaire mensuel moyen est de 72 dollars. Dans des régions sunnites, des chiites du Hezbollah ou d’Amal paient des électeurs pour qu’ils n’aillent pas voter.
L’ancien Premier ministre Saad Hariri s’est retiré de la vie politique et a appelé ses partisans du Courant du futur à boycotter les urnes. Leur attitude dans leur fief de Tripoli constitue un des enjeux du scrutin, les chiites espèrent profiter de leur absence, y compris en les aidant financièrement. La crise est telle que des Libanais qui peinent à se nourrir sont demandeurs. Michel Murr, héritier de son grand père qui brigue un des deux sièges grec-orthodoxes de la circonscription du Metn (région du Mont-Liban) justifie le clientélisme : « L’État étant absent, c’est notre devoir en tant que Libanais de nous tenir aux côtés des gens ».
Les causes du mal
Chaque camp, chaque parti dans ces législatives, plus addition d’élections locales que scrutin national, reconnaît que le changement est nécessaire et promet de lutter contre la corruption, les injustices sociales et les abus de pouvoir, tout en sachant que, demain, il fera tout pour conserver ses privilèges. D’ailleurs, c’est l’autre qui est responsable de la catastrophe que vit le pays. Dans L’Orient-Le Jour de mercredi dernier, le journaliste Anthony Samirani explique : c’est la conséquence « de la mainmise du Hezbollah sur l’Etat », « des politiques mises en place par Rafic Hariri », « de la corruption et du clientélisme à grande échelle pratiquées par l’oligarchie au pouvoir », « des interférences étrangères », « de l’effondrement du système bancaire basé sur une pyramide de Ponzi ».
Les causes du mal sont nombreuses, visibles, dénoncées, mais personne aujourd’hui n’a la solution ou la volonté de mettre en œuvre le réel changement demandé. Surtout pas le Hezbollah, dépendant de l’Iran, et ses 100 000 miliciens bien armés, et son allié Amal qui semblent faire course en tête et entendent « continuer à protéger et à bâtir ».
Avant même que les résultats ne soient connus, des alliances tentent de se nouer en coulisses car ce sont les 128 députés – 64 chrétiens et 64 musulmans répartis selon le poids supposé de chacun, maronites, sunnites, chiites, grec orthodoxes, alaouite, druzes, arméniens…- qui éliront le prochain président de la République. Gebran Bassil, patron du Courant patriotique libre, gendre du président Aoun et allié au Hezbollah, brigue la succession. En perte de vitesse et sanctionné par les Etats-Unis pour corruption, il fait face à Sleiman Frangié, petit-fils de l’ancien président au pouvoir de 1970 à 1976. Hassan Nasrallah, leader du Hezbollah, est prêt à toutes les alliances pour que l’on ne touche pas à sa milice et le patron d’Amal, Nabih Berri aussi à condition qu’il conserve la présidence de la chambre des députés. Rappelons que le président est chrétien, le Premier ministre sunnite et le président de la chambre chiite.
Alors, des élections entre espoir et désespoir qui ne changeront rien ? Bien sûr, la question centrale de la place et du poids du Hezbollah ne sera pas tranchée, mais elle restera posée. Pas de changement immédiat mais le début d’une marche car la colère reste profonde tout comme la volonté d’un autre pays même si les indépendants contestataires auraient, selon les pronostics , moins de dix sièges. Les élus d’aujourd’hui, le président de demain savent que s’ils veulent sauver le Liban, les réformes sont urgentes, nécessaires, de grande ampleur et vont vers la fin du système confessionnel. Les acteurs de ce nouvel épisode libanais qui commence à d’écrire aujourd’hui ne sont pas tous dans le pays. Ils sont aussi au FMI, aux Etats-Unis, en Arabie saoudite, en Syrie, en France…