« La victoire sera à nous, l’icône protégera l’armée russe et accélérera notre victoire » proclamait le 27 février le patriarche de Moscou Kirill qui bénissait des soldats. Pour le plus haut dignitaire orthodoxe de Russie, la guerre qui venait de commencer en Ukraine était livrée contre « les forces du mal » qui s’opposaient au « monde russe, à la civilisation orthodoxe ». Le 6 mars, jour de la fête du pardon pour les orthodoxes, Kirill justifiait la guerre qui « est un acte de résistance au consumérisme occidental et à sa tentative d’imposer des gay pride ». « Une puissance nucléaire engagée dans une guerre sainte » contre l’Ouest. Il affirmait que « le pardon sans la justice est une capitulation et une faiblesse. Le pardon doit donc s’accompagner du droit indispensable de se placer du côté de la lumière, du côté de la vérité de Dieu ».
Kirill, surnommé « le petit Poutine de l’Eglise » s’est rangé depuis plusieurs années derrière le maître du Kremlin et il voit dans la guerre du Donbass qui dure depuis 2014 « le rejet fondamental des soi-disant valeurs qui sont proposées aujourd’hui par ceux qui prétendent au pouvoir mondial ». Des propos que l’on retrouve dans la bouche du ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov qui affirment que les négociations piétinent car les Ukrainiens sont « dans la main » des Américains qui visent la domination mondiale. En janvier, il avait déjà accusé les Etats-Unis d’être « directement impliqués dans la crise orthodoxe actuelle » et d’avoir « financé le patriarche Bartholomée de Constantinople afin qu’il puisse poursuivre une politique de division, y compris l’Ukraine ». Guerre de civilisation, guerre religieuse, crise du monde orthodoxe ? Oui et non. Il n’y a que la Russie qui soutienne cette vision civilisationnelle et religieuse du conflit. Mais la division s’accentue au sein des Eglises orthodoxes qui comptent quelque 250 millions de fidèles.
Le jour même du début de l’invasion, le 24 février, le métropolite de Kiev, Onufrij, qui dépend du patriarcat de Moscou, avait pris ses distances en dénonçant la guerre, « péché grave devant Dieu » et en appelant Poutine à cesser son agression car « une telle guerre ne peut avoir de justification devant Dieu ni devant les hommes ».Kirill est à la tête du patriarcat de toutes les Russies, la grande, la petite, l’Ukraine, et la blanche, la Biélorussie, mais en Ukraine qui compte 65% d’orthodoxes, il y a longtemps que l’unité n’est plus de mise. Dès 1920, une église autocéphale a vu le jour et près d’un siècle plus tard, le patriarcat de Constantinople qui théoriquement domine toutes les Églises orthodoxes, a réuni et reconnu comme autocéphalie deux entités distincte sous l’autorité du métropolite Epiphane. En face, l’Église rattachée à Kirill a perdu de son audience mais compte toujours le plus d’églises et de paroisses. Cependant, tout comme en Russie même, la guerre divise de plus en plus et dans bien des églises le nom de Kirill a été supprimé de la liturgie. La division est aussi fonction de la géographie : dans le Donbass et l’Est en général, l’Eglise autocéphale du patriarche Epiphane est largement minoritaire au contraire de l’Ouest du centre. Le 21 mars, le synode de l’Eglise orthodoxe russe hors de Russie (Rocor) a autorisé de cesser d’évoquer Kirill.
Les divisions affectent l’ensemble des communautés orthodoxes. Celles de Finlande, de Grèce, de Roumanie, des Pays-Bas par exemple sont solidaires de l’Ukraine tandis que celles de Bulgarie, de Serbie, de Bosnie-Herzégovine ou du Monténégro restent fidèles à Kirill. D’autres se divisent comme en Suisse, en Allemagne ou en France où elles comptent autant de Russes que d’Ukrainiens.
Pour l’historien des religions, Jean-François Colosimo « à l’issue de la guerre, le patriarcat de Moscou ne pourra plus imposer ses diktats au reste du monde orthodoxe » Et il demande à Constantinople qui « a érigé en 1598 le patriarcat de Moscou dont Kirill se targue, qui a convoqué en 2015 le concile que Kirill a dénié, qui a accordé en 2018 l’indépendance aux orthodoxes d’Ukraine que Kirill leur refusait, de réunir les chefs des Églises locales, auxquelles Kirill a tant nui, pour collégialement le déposer. C’est-à-dire le destituer, en actant l’excommunication dont il s’est lui-même frappé. »
Pour sa part, Cyrille Hovorum, théologien ukrainien réputé qui a exercé des responsabilités au sein du patriarcat de Moscou, estime que « c’est d’abord une logique d’expansion de civilisation orthodoxe qui est l’autre idée majeure, que les théologiens orthodoxes doivent aujourd’hui déconstruire »
Kirill, de son nom civil Vladimir Mikhaïlovitch Goudiaïev, n’a pas toujours été proche de Poutine, même si, les archives en témoignent, il a un passé d’espion du KGB. A 22 ans, avant même d’être ordonné prêtre, il est passé du séminaire aux capitales occidentales avant d’être nommé représentant du Patriarcat de Moscou au Conseil œcuménique des Églises à Genève. Selon les informations du Point, il est repéré par les services secrets français à Paris en 1979 et interdit de séjour. Il rejoint Gorbatchev et sa perestroïka, ce qui lui permet d’élargir encore son réseau. Qu’il mettra au service de Poutine en échange de la libre reconstruction de l’Eglise orthodoxe. Mais il ne se liera vraiment avec le président qu’après 2014, année de l’annexion de la Crimée qu’il n’avait pas soutenue de peur de perdre des fidèles en Crimée.
Aujourd’hui, il en perd partout…