En ce début du mois d’octobre, Tunis se mettait à recueillir ses étudiants comme un oiseau ses petits. Ils venaient de tous les coins du pays avec leur accent distinctif et leur visage bruni par trois mois de soleil et de farniente, manifestement heureux de retrouver la cohue de la Ville.
Le tout Tunis jeune et vivant se retrouvait réuni sur l’Avenue Bourguiba. On s’y déambulait entre les boutiques de fleurs et les kiosques à journaux, encadrés des deux rangés de ficus impeccablement taillés et d’un vert inaltérable.
On se hélait, on s’embrassait, on se regroupait pour raconter ses souvenirs de vacances ou pour évoquer ses projets pour l’année universitaire qui débutait, sans omettre de jeter, entre deux éclats de rire, un regard oblique sur les jeunes filles qui passaient tout près, l’air insouciant et rêveur. Soudain un photographe ambulant se présenta proposant de vous capter cet instant d’amitié. On apprendra à reconnaître ce petit bonhomme excentrique et débordant d’énergie, l’appareil photo toujours pendu à la poitrine. Drôle,un brin foufou, il décida un jour de se faire un sacré coup de pub en allant écrire au charbon et en gros caractères sur tous les murs de la Ville: « Boudidah, le photographe des fêtes ».
Coupant l’Avenue en ligne parfaitement perpendiculaire, la rue Ibn Khaldoun concentrait de nombreux espaces culturels et offrait une animation riche et variée. Il y avait sur le côté gauche deux grandes salles de cinéma bien tenues, et un peu plus loin la Maison de la culture du nom de la rue, où l’on pouvait apercevoir le grand poète Mnaour Smadeh encore en paix avec sa raison, mais où l’on pouvait aussi voir un bon classique de cinéma, assister à une conférence présentée dans une ambiance imposante et solennelle par Fadhel Ben Achour, ou prendre part aux répétitions de la troupe d’amateurs musiciens où un certain Lotfi Bouchneq se donnait déjà des airs de grande vedette. Du côté droit de la rue, de petits restaurants s’efforçaient de perpétuer l’héritage culinaire colonial, et le Café Ali Baba, refuge des étudiants nationalistes Arabes, et qui, regroupés dans un coin enfumé discutaient haut et fort, le geste ample en appui, de l’inéluctable guerre prochaine au moyen orient, qui devrait laver l’affront de la débâcle de juin 67.
En face de la Maison Ibn Khaldoun, le Salon des arts où trônait Juliette Nahum, la maîtresse des lieux. Un bon bout de femme juive qui emplissait son espace de sa chaleureuse présence et sa passion pour les arts plastiques. Juliette, comme aimaient à l’appeler ses amis, avait délibérément opté pour les jeunes artistes qui ne pouvaient trouver place parmi les groupes dominants et fermés et qui avaient leur entrée au Ministère de la culture, généreux et seul acquéreur des œuvres d’art. Chasseuse de talents, Juliette était doublée d’une bonne communicatrice et savait avec un minimum de moyens transformer chacune de ses expositions en autant d’événement culturels véritables. Combien d’artistes alors jeunes et fauchés n’ayant pas eu ce décisif petit coup de pouce de Juliette Nahum sans lequel ils seraient restés encore longtemps inconnus et marginaux?
Mais quels sentiments éprouvent aujourd’hui les Lotfi Larnaout, Noureddine Sassi, Farid Ben Messaoud, Adèle Megdiche, Chadli Belkhamsa, Brahim Azzabi, Hamadi Ben Saad, Khaled Ben Slimane Mohamed El Ayeb, et l’on en oublie encore, quand passant devant ce qu’était le lieu d’éclosion de leur rêve d’artiste, trouvent à la place une gargote empestant le poulet rôti ?
Le soleil commençait à se coucher sur Tunis jetant ses derniers rayons chauds sur l’Avenue plus que jamais investie par une population estudiantine. Au dessus des jeunes têtes, les moineaux s’étaient rendus maîtres du ciel, formant un véritable nuage à la forme changeante. Et comme pour narguer les promeneurs, les volatiles s’adonnaient par milliers, peut-être par millions, à un merveilleux ballet toujours le même, toujours différent avant de venir disparaître dans les ficus laissant entendre derrière eux un concert de cris et de pépiements.
Bientôt Tunis mettra sa tenue du soir. Une Tunis jeune et belle, rêveuse et fêtarde et qui croyait en son avenir.
C’était, il y a cinquante ans.