Par Faiza Messaoudi
Dans le cadre du Festival Gabes Cinéma Fen, nous avons rencontré la Directrice de la 6ème Édition de ce festival, l’artiste cinéaste Fatma Chérif. Elle est réalisatrice notamment de films documentaires. Parmi ses créations Bent eddar, La mémoire juive en Tunisie, film réalisé pour la TV5 et la chaine Histoire et en cours, un film en rapport avec le militantisme de la gauche en Tunisie.
Interview :
-Vous êtes une des fondatrices / fondateurs du Festival Gabes Cinéma Fen qui se veut indépendant et résistant. Parlez -nous de votre stratégie.
-D’emblée, la vision que nous avons partagée lors de la création de ce festival, est de chercher à faire exister notre cinéma en dehors des circuits stéréotypés, prédéterminés et sur lesquels nous n’avons pas de pouvoir. Tout le cinéma mondial que ce soit l’industrie ou le cinéma d’auteur est déjà défini par l’occident. Notre existence, aussi bien physique, c’est-à-dire à travers la projection de notre cinéma, que dans le contenu de ce que sont nos films, est aussi défini par eux car ils projettent une image sur nous et ne reçoivent majoritairement que des films qui répondent à cette image. Donc, dés le début ces questions étaient posées dans Gabes Cinéma Fen et que nous avons discutées dans des panels, etc.
-La 6ème Édition du festival est assez spéciale puisqu’ elle est submergée par les circonstances du 7 octobre, donc les questions de l’engagement et la résistance.
-Le 7 octobre a été une vraie rupture et aussi une libération par rapport aux questions qu’on posait. Quelque part, c’était impossible de raisonner en dehors de ce système même si beaucoup d’entre nous y sentent un malaise puisque la seule manière d’exister est d’être dans ce système. Le 7 octobre nous a montré que justement c’est possible, même si c’était quelque chose qui dépassait notre imaginaire. La Palestine est une cause très proche de nous mais aussi c’est une cause centrale par rapport à la géopolitique mondiale parce que c’est le pays qui vit une colonisation contemporaine et pareillement, même si nous sommes des pays indépendants, on vit une forme de néocolonialisme, donc on s’identifie avec la Palestine. Aussi avec la globalisation, on se rend compte que les pays occidentaux et leurs populations sont marginalisés par le néolibéralisme. Le 7 octobre a donc fait bouger tout cela. Il a inversé le rapport de force même si les pertes humaines sont énormes et on voit très bien que chez les palestiniens, il y a une détermination à la libération quelque soit le sacrifice. Il y a une conscience que ça part de la Palestine pour atteindre le monde, ou les libres du monde.
-Suite à cet état d’esprit partagé par les fondateurs, à la dédicace de la 6ème édition à la question palestinienne, le festival a -t -il perdu ses bailleurs de fonds ? Avez-vous, vous-même, refusé des fonds ?
-Complètement ! Le 7 octobre nous a impactés sur le choix des films. Tellement on était sous l’effet des images de Gazza, on a décidé de faire une édition sans ouverture, sans clôture et avec une programmation liée avec ce qui se passe actuellement, donc on a voulu revenir sur l’histoire du cinéma palestinien et les regards contemporains. Du coup, la question du financement s’est posée, même si elle se posait chaque année. Car dès le départ, on a décidé de choisir un financement public, de l’État, et du financement privé, en créant l’équilibre entre les deux, sans recours aux bailleurs de fond étrangers. On a la conscience de la question soft power et on avait envie de s’y libérer. D’ailleurs on nous a reproché, par exemple, de l’absence des thèmes, de la question féminine, de la question de l’immigration… Ce sont les sujets des bailleurs de fond. Maintenant, il y a des associations qui s’en sortent bien et qui peuvent ne pas tomber sous ces influences. Pour nous, c’était clair même avant le 7 octobre, pas d’Institut français, pas d’Institut Goethe… Mais aussi, il n’y a pas une politique claire pour s’en sortir ! Quand on prend aujourd’hui le discours politique, il est très clair sur la question et il met une nouvelle loi pour les associations pour justement contrôler cette influence de l’étranger. C’est à réfléchir ! s’il y a une volonté politique, c’est à lui de contrôler et non d’accuser la société civile. L’État prend encore de l’Union Européenne et de l’IFM, or son rôle est de créer une politique complètement indépendante et de proposer un projet capable de matérialiser cette idée très bonne en théorie. Nous avons justement bien vu qu’après les indépendances, la nouvelle forme de colonisation a été avec la Banque mondiale et l’IFM, aussi l’Agence française du développement. À mon sens, l’émancipation et le développement viennent de la population, on ne peut pas les ramener d’ailleurs. Qu’est ce que la volonté politique de nos dirigeants nous propose -t-elle ? Et concernant la culture, que nous propose l’État comme financement ? Au début, pour le festival, on avait les subventions du Ministère de la culture et du Centre du cinéma. En 2022 l’ex ministre était ravie du projet en le considérant comme un projet phare de décentralisation, sauf que nous n’avons pas obtenu de financement, nous n’avons même pas reçu une réponse concernant notre demande, c’est à dire un retour qui présente des raisons objectives de ne pas avoir ce financement. On nous a donné le prétexte que le cinéma doit revenir à l’administration qui lui correspond, c’est-à-dire le Centre de cinéma, or ce n’était pas le cas pour d’autres festivals de cinéma. De l’autre côté, le choix de travailler avec le capital, c’est-à-dire le privé, pose des questions dans la mesure où nous ne sommes pas débarrassés du système. C’est une question de cohérence entre ce qu’on défend et ce que le capital porte comme idéologie. Donc, on ne trouve pas un nouveau modèle, peut-être qu’il faut en inventer un ! Bref, ce sont les questions qu’on ne cesse de poser et d’y réfléchir.