Qui se souvient encore de ses origines turques? Personne, peut-être.
Et pourtant.
Le lablabi (leblebi signifie pois chiches grillés en langue turque) est à l’origine un repas militaire introduit sans doute en Tunisie par les soldats ottomans. Mais comme tout l’héritage turc, ce repas a été vite adopté puis adapté au goût et à la réalité du pays avant de devenir le met le plus populaire en Tunisie.
Il suffit de peu de choses pour faire un lablabi, d’où son succès d’ailleurs: pois chiches, pain rassis, cumin, huile d’olive, sel, poivre, câpres et harissa.
Mais comme il y a lablabi et lablabi selon la taille du portefeuille, on peut enrichir son plat en y ajoutant des œufs et du thon. Il faut ensuite bien mélanger dans le plat en terre creux nabeulien qui renvoie le bruit de l’entrechoquement des cuillères comme la promesse d’une agréable sensation chaude et piquante. Ça chauffe, ça cale et ça nourrit. Convivial et peu coûteux, il séduit aujourd’hui de plus en plus les jeunes par son goût prononcé et épicé.
Autrefois repas des matins froids et pluvieux dans les quartiers pauvres et populeux, le lablabi s’est, à la faveur des grands mouvements d’exode des années soixante-dix, répandu dans toutes les villes du pays et y a gagné les beaux quartiers où l’on s’est mis à déguster le plat à base de pois chiche et de pain rassis à toute heure, de jour comme de nuit. Ainsi, il n’est pas rare de voir dans les vieux quartiers de la médina à Bab Jedid ou à Bab Souika s’arrêter une grosse berline et voir la vitre électrique baisser pour laisser apparaître des mains délicates et fines sortir pour attraper le plat de lablabi encore fumant que lui tend, le garçon gargotier manifestement fier heureux de servir son repas aux gens huppés.
Tout le monde sait en effet que c’est dans ces coins vieillots de la ville que l’on fait le meilleur lablabi. On raconte à ce propos qu’un prince traversant la médina sentit l’odeur du lablabi venir lui caresser les narines .Il ordonna qu’on le servît de ce met au parfum irrésistible, sa suite lui rétorqua qu’il était inconvenable pour un dignitaire de son rang de manger de la nourriture de la populace, et qu’une fois dans son palais, on lui servira du même met dont son noble nez aima les parfums.
Au palais on s’affaira aussitôt à préparer le lablabi princier qu’on présenta dans une belle vaisselle. Le prince sentit le repas et le rejeta: « ce n’est pas ce j’ai senti dans les faubourgs », expliqua-t-il. On recommença, on soigna encore la préparation et, même réaction du prince qui se détourna du repas qu’on lui présenta. Voyant sa colère devenue menaçante, le maître cuisinier s’approcha du prince et lui dit: « Ô vénéré prince, il n’y a aucune différence entre le lablabi dont vous avez senti l’odeur dans les faubourgs et le lablabi préparés par nos soins, sauf que celui-ci est fait dans dans une marmite propre ».
Morale de cette petite histoire: c’est dans les vieilles marmites que l’on fait les meilleurs lablabi.
Y. Ben Messaoud