Le tribunal de première instance du Kef a récemment condamné trois trentenaires à 30 ans de prison pour avoir partagé un joint dans un vestiaire désaffecté après un match de football entre quartiers.
Le juge a cumulé trois infractions énoncées par la loi N° 92-52 du 18 mai 1992 relative aux stupéfiants pour prononcer cette lourde peine: 5 ans pour consommation, 5 ans de détention et 20 ans pour consommation dans un endroit public. En somme, une erreur de jeunesse peut donc gâcher toute une vie : les trois trentenaires risquent fort de ne quitter les geôles qu’au soir de leur vie.
La démesure de la sanction a suscité émoi et colère, bien au-delà de la sphère familiale des trois jeunes hommes. La Ligue tunisienne de défense des droits de l’Homme (LTDH) a dénoncé des «juges ayant fait preuve d’un flagrant manque de jugement». Amnesty International a fustigé «l’excès de zèle des juges» et pointé du doigt «l’infamie d’un système qui brise sa jeunesse».
Passé maîtres dans l’art de la récupération politique, plusieurs partis se sont saisis de l’affaire. Des députés de l’inclassable et insaisissable Courant démocrate (Attayar) ont appelé à une grâce présidentielle. Des élus de Tahya Tounes se sont engagés de présenter un nouveau projet de loi sur les stupéfiants.
Une manifestation a été même organisée le week-end dernier à Tunis pour demander la dépénalisation du cannabis et dénoncer la répression policière. Sur les réseaux sociaux, le hashtag en arabe «# Non à la prison, changez la 52» fleurit depuis fin janvier.
La loi N° 92-52 a été promulguée il y a 29 ans. Ben Ali aurait alors voulu montrer au monde qu’il appliquait une tolérance zéro face aux stupéfiants et se démarquer de son frère Habib (dit Moncef), qui a été condamné par contumace en 1992 à dix ans de prison en France dans l’affaire connue sous l’appellation «couscous connection», un réseau international de trafic de cocaïne et d’héroïne.
Durant les 23 ans de règne de Ben Ali, l’application à tout-va de cette loi répressive a exposé des dizaines de milliers de jeunes au cauchemar carcéral pour une simple fumette. La révolution n’y a pas changé grand-chose. Un amendement limité du Code de procédures pénales opéré en avril 2017 a, certes, permis aux juges de prendre en compte certaines circonstances atténuantes pour prononcer des peines plus courtes, des sursis, voir s’en tenir à une amende. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Aujourd’hui encore, plus de 20% des personnes incarcérées en Tunisie le sont en vertu de la loi N° 92-52.
Malgré près de trois décennies de répression policière et judiciaire, la consommation de drogue a explosé, favorisant une surpopulation carcérale et des conditions de détention indignes. Ce tableau peu flatteur montre clairement que le «tout-répressif» a largement montré ses limites en matière de lutte contre la drogue, et que la réponse à un problème social ne peut être purement pénale.
En dépit de son ampleur, le phénomène de la consommation de drogues n’a pas jamais été traité comme un problème social, et encore moins comme un problème de santé publique. Mais le débat sur la révision de la loi N° 92-52, ouvert par récentes lourdes condamnations, pourrait constituer un premier pas sur le chemin de la dépénalisation des drogues douces, et du redéploiement de ressources jusque-là affectées à l’approche coercitive vers des programmes de prévention et d’accès aux soins ainsi que vers des services sociaux.
W. K