Par Faiza MESSAOUDI
Le Fou est une création théâtrale à partir d’extraits de l’œuvre littéraire du poète et philosophe Gibran khalil Gibran, conçue et mise en scène par l’homme de théâtre Taoufik Jebali, un artiste en perpétuel quête de la quintessence et de la rénovation théâtrales.
Approcher le sujet de la folie artistiquement est une expérience bien délicate, exigeant beaucoup de subtilité, car il s’agit de concrétiser l’abstraction, l’immatériel, aux moyens et aux outils propres à l’expression artistique. Ceci est tout à fait différent des mécanismes de l’écriture linguistique et de la littérature. Lire par exemple L’ombilic des limbes du poète Antonin Artaud et regarder l’incarnation scénique de ses textes même par Antonin Artaud lui-même, diffère, vu la complexité de l’adaptation scénique d’ un texte poétique ou philosophique. Grotowski dit d’ailleurs que « le paradoxe d’Artaud est le fait qu’il est impossible de réaliser ses vues ». (L’âge de la représentation p484)
Cependant, la libération du théâtre de ses frontières et ses structures classiques, en plus de la sensibilité et l’intelligence de l’artiste permettent d’explorer les possibles du texte. Cette correspondance entre l’œuvre de Gibran et le théâtre, a été, en effet assumée avec brio par l’incontournable metteur en scène Taoufik Jebali, grâce à son ingéniosité de transposer en jeu théâtral des idées abstraites.
Le fou, une œuvre théâtrale plastique
Le metteur en scène a réécrit scéniquement les textes de Gibran en procédant avec une approche assez moderne du théâtre à caractère « immersif ». Il a introduit le spectateur dans l’expérience comme partie prenante, dont l’adhésion a été merveilleusement assurée sous l’impact optique du dispositif numérique, suscitant les étendus et les illusions. Taoufik Jebali est allé loin en transgressant les frontières du réel et du virtuel, non seulement en franchissant les frontières scéniques et conquérant des espaces virtuels, mais plus encore, en fusionnant parfois les corps des comédiens avec les espaces virtuels. Ce qui a crée des moments fort intenses, fascinants et vertigineusement poétiques. Il y a eu un pur moment de cohésion entre la scène et l’espace du public, d’émerveillement en éliminant les confins, libérant l’espace et évitant la distance. Gilles Lipovetsky, en citant Francastel à la page 139 de son livre L’ère du vide affirme effectivement que « La conséquence de l’ébranlement de la scène représentative, c’est « l’éclipse de la distance » entre l’œuvre et le spectateur, soit la disparition de la contemplation esthétique et de l’interprétation raisonnée au profit de la sensation, la simultanéité, l’immédiateté et l’impact qui sont les grandes valeurs du modernisme. ». Ces accès au-delà du réel en palpant le virtuel pour le réinterroger, s’avèrent un choix esthétique du metteur en scène bien réfléchi, bien ciblé, une « écriture scénique responsable » (une expression à Roger Planchon). C’est une manière délicate de représenter le texte de Gibran, de représenter l’idée de la puissance du fou d’aller au-delà de la logique, de la raison, du conventionnel, du politiquement correct, de la mesure, des idéaux, de la discipline ; et ce, en invitant l’être à réfléchir son existence, son subconscient, ses impulsions, ses pulsions… pour redéfinir l’Homme dans son authenticité, sa nature « sa composition pure » (expression de Kadinsky) sans les conventions politiques, sociales et culturelles.
Taoufik Jebali nous a proposé une mise en scène plastique offerte comme la révélation d’un songe, d’une vision. C’est de l’art plastique qui épouse le mouvement et qui s’entremêle aux corps des protagonistes. En effet, on ne distingue plus les corps des comédiens des corps représentés dans les tableaux de peinture, tout bouge dans l’amalgame, tout est plastique, tout est couleur, tout est lumière, tout est chair, tout palpite de vie…
De l’abstraction mystique
Un air de mysticisme couvre certains moments de la représentation. L’interprétation musicale de certains textes partant d’une vision mystique du musicien et fondateur de la troupe wachem Négib Chradi renforce l’atmosphère de l’exaltation et du recueillement pour une contemplation de la vérité, du soi et de l’existence, pour une reconstitution de l’être en supprimant les imperfections, en quête d’un moment d’illumination. Cette musique accompagne l’expression du corps du comédien, ses mouvements évoquant le désir de la délivrance, de l’essor, de l’ouverture, de la libération de tous les systèmes, de toutes les structures et les moules, d’un déferlement d’ailes vers les espaces célestes. En fait, le metteur en scène a travaillé sur l’expression du corps du comédien plus que sur l’énoncé, sur la sonorité plus que sur le mot lui-même en libérant la phrase de sa structure figée, la désarticulant et créant un rythme à partir des réitérations des mots ou des sons, souvent un ralentissement, voire étirement suivi de récupération de syllabes, ( le texte en voix off, déclamé par Taoufik Jebali ).
Une autre caractéristique de la pièce était la notion du dualisme et de la dichotomie. La conception contrastée tamponne la représentation. Nous la percevons au niveau de l’éclairage, la variation entre lumière et ombre, des costumes des comédiens blancs ou noirs. Ceci fonctionne comme résonnance aux dualismes évoqués dans le texte tels que le chagrin/ la joie, la folie/la raison, « la moitié du sens »/ sa complétude, la séquestration/ la libération, l’être/le paraitre, le moi/ le surmoi… Le spectateur est plongé dans des univers sombres traversés par des brèches de lumière, des univers qui lui font penser aux temps obscurs de sa constitution embryonnaire, de sa réception de la vie, de la formation de sa conscience, de son façonnement selon les codes sociétaux, religieux et étiques. Il a eu l’occasion de se retrouver, de se réconcilier avec lui-même, de vivre sa mise à nue sans avoir honte, d’enlever ses masques même le temps d’un peu, le temps de la représentation.