Lors d’un rassemblement improvisé devant un site de l’entreprise en Birmanie, des manifestants ont déployé une banderole avec ce slogan : « Un investisseur responsable ne nourrit pas un dictateur. » Via une messagerie sécurisée, cinq employés de Total qui exploite le champ gazier offshore de Yadana ont répondu aux questions du journal Le Monde et expliqué comment ils vivaient, mal, la situation. « On aide avec nos salaires ceux qui ont rejoint le mouvement de désobéissance civile, alors que les majors pétrolières comme Total donnent de l’argent aux terroristes qui ont pris le pouvoir. C’est injuste » déclare un salarié. Un autre raconte que leurs supérieurs « nous ont dit que si on rejoignait la contestation, on en paierait le prix, sans donner plus de détails (…) Ils nous ont dit que l’entreprise ne faisait que vendre du gaz et donc qu’elle ne pouvait rien faire tant que la Thaïlande continuait de l’acheter ». Une employée ajoute: « Total réalise des profits importants en Birmanie, la moindre des choses serait qu’elle se soucie de son peuple. Mais l’entreprise n’est préoccupée que par ses affaires. Elle n’est d’ailleurs ni contre la démocratie, ni contre la junte militaire ».
Dans le Journal du dimanche du 4 avril, le patron de Total Patrick Pouyanné affirmait que « le respect des droits humains est au cœur de notre code de conduite et de nos valeurs » et que certains projets étaient arrêtés mais que Total continuait son activité de production de gaz rappelant qu’il fournit la moitié de l’électricité de Rangoun et alimente l’ouest de la Thaïlande. Arrêter, affirmait-il, pourrait mettre en danger nos personnels, les envoyer en prison. Il expliquait que l’entreprise devait, légalement, continuer à payer à l’Etat impôts et taxes -4 millions de dollars par mois- mais qu’elle verserait la même somme « aux associations qui travaillent pour les droits humains ».
Est-ce aussi simple que cela? Non, loin de là et l’on s’en aperçoit en lisant l’enquête du Monde qui a épluché 120 000 documents ayant fuité de l’administration birmane peu après le coup d’État militaire du 1er février et qui montrent comment Total finance les généraux à travers des comptes offshore en passant par les Bermudes. Parmi ces documents se trouvent « les comptes et les audits de la Moattama Gas Transportation Company (MGTC), propriétaire du pipeline acheminant le gaz de Yadana vers la Thaïlande, et dont Total est l’opérateur et le premier actionnaire. Ce tuyau – de 346 km- ne se contente pas de transporter du gaz : il est le cœur d’un système où des centaines de millions de dollars provenant des ventes du gaz sont détournées des caisses de l’Etat birman vers la Myanmar Oil and Gas Enterprise (MOGE), une entreprise publique à la gestion opaque, contrôlée par les militaires ». Le montage financier qui accorde des bénéfices substantiels aux actionnaires, dont l’Américain Chevron « permet de maximiser les profits versés aux actionnaires de MGTC… et de minimiser les taxes versées à l’Etat birman, grand perdant de ce système. Les derniers résultats annuels publiés par Total en 2020 montrent que les sommes versées par le géant pétrolier français au ministère des finances birman sont trois à quatre fois inférieures à celles distribuées à son coactionnaire MOGE. Résultat : les bénéfices colossaux des opérations gazières ne transitent plus par les caisses de l’Etat birman, mais sont massivement récupérés par une entreprise totalement sous contrôle des militaires ». Chaque année, MOGE dispose de fonds supérieurs à ceux consacrés à la santé ou à l’éducation et les utilise sans aucune transparence.
D’après le rapporteur spécial des Nations unies pour les droits de l’homme en Birmanie, les projets gaziers représentent près d’un milliard de dollars de recettes annuelles, et « la junte militaire illégalement au pouvoir en Birmanie pourra utiliser ces ressources pour financer son entreprise criminelle et les attaques qu’elle inflige à une population innocente ».Exploité depuis 1998, le champ gazier de Yadana est en déclin et Total devrait le fermer en 2025