
Psychanalyste, anthropologue et ancienne professeure à l’Université de Tunis, ayant occupé le poste de ministre de la Femme, Lilia Labidi, célèbre militante féministe a été classée, rappelons le, parmi les 100 femmes les plus influentes dans le Monde Arabe au titre de l’année 2011. Renommée pour avoir effectué plusieurs recherches sur la femme arabe, elle est auteure de nombreux livres et publications autour de sujets comme le mouvement féministe et l’identité: « L’Histoire d’une parole féminine », « Les Origines des mouvements féministes en Tunisie », « Qabla, médecin des femmes », « Sabra, Hachma », « Deuil impossible », « L’intelligentsia féminine face à la guerre du Golfe en Tunisie », « Romancières sénégalaises à la recherche de leur temps » etc… Et tout récemment, une série en arabe pour enfants publiée à compte d’auteur autour d’importantes figures parmi les femmes africaines ayant une notoriété dans les domaines politique, scientifique et artistique.
De très belles histoires de femmes courageuses qui ont réussi leurs parcours chacune dans son domaine, nous ont été racontées lors de nos retrouvailles avec Dr. Lilia Labidi à la Cité de la Culture. Entretien.
*Comment justifier cette période « d’éclipse » juste après avoir accompli votre mandat à la tête du ministère de la Femme et de la Famille en 2011 ? Vos dernières publications prouvent une fois de plus, votre attachement sans faille à l’écriture, au pays et au Continent, ainsi qu’à votre engagement envers l’Humanité … Qu’en dites-vous ?
Lilia Labidi : Merci pour cette question. 2011 a été une année exceptionnelle dans l’histoire du pays. On a assisté à la levée de la censure et à la libération de l’imaginaire. 2011 a ouvert de nouveaux horizons aux femmes qui vivent dans les villes comme celles qui vivent en milieu rural. Le pluralisme politique a apporté une grande dynamique dans la vie politique et la société civile. Des associations de femmes dans les régions ont vu le jour. Des mathématiciennes et des ingénieures ont fondé leurs associations. D’autres corporations ont suivi. Une nouvelle élite a émergé. L’impact de 2011 a été très important dans les domaines de la liberté de la presse, des arts et de l’engagement de la société civile. On a même vu des partis politiques rechercher des femmes portant le hijab pour les mettre en première ligne. Les femmes ont gagné le combat de la parité politique et le Gouvernement a adopté la levée des réserves du CEDAW, donnant un sens aux revendications des femmes et des hommes. Depuis, les femmes se sont davantage engagées dans la vie publique et politique formelle. Il nous reste à tirer les leçons de 2011 et de nos avancées et erreurs des années suivantes.
Après 2011, j’ai fait ce que l’on appelle dans mon métier, du terrain. La distance m’a permis de prendre du recul pour écrire mes travaux tout en continuant à observer les mœurs des sociétés visitées par Ibn Battuta sans vraiment trop m’éloigner du pays et du Continent. Lire les travaux et publications des femmes dans le monde arabe, en Asie et en Afrique, quand celles-ci nous parviennent, est une bonne chose mais cela reste insuffisant. Il faut côtoyer, voir et entendre par soi-même pour apprendre sur soi-même et sur les autres.

*Après un premier volet d’une série pour enfants, « La femme africaine fait la politique » (2024), vous venez de publier au mois de janvier 2025, les deux derniers volets de cette série, « Les Scientifiques africaines, une force pour le changement », et « La création des artistes africaines ». Des livres d’une quarantaine de pages chacun, à vocation éducative visant à mettre en valeur les femmes du Continent africain qui ont brillé dans les domaines politique, scientifique et artistique. Pourriez-vous nous éclairer davantage à propos de ce choix ?
-Le Continent africain est d’une grande richesse. L’Afrique est vaste et a des élites d’une très grande richesse qu’il faut croiser, rencontrer, écouter et avec qui nous gagnerons d’échanger. Nos échanges avec les intellectuels, les scientifiques et artistes africains sont malheureusement rares et nous faisons très peu pour changer cela. Qui sont les auteurs africains enseignés dans les manuels scolaires de nos enfants ? Dans nos Universités ? Le sociologue Tahar Labib a publié un travail au cours des années 1970 où il montre comment les travaux des étudiants citent principalement que des auteurs occidentaux. Mon travail avec les opuscules sur les femmes politiques, scientifiques et artistes pour enfants est justement une initiative pour réparer ce gommage. Initier les enfants à ces figures de l’Afrique du Nord à l’Afrique du Sud et qui se battent au quotidien pour faire naitre l’espoir, est un devoir. Ces opuscules proviennent de mes programmes de recherches dans ces trois champs. Ces femmes ont de très belles histoires. Elles sont parvenues, malgré les difficultés, les sabotages, les discriminations, à changer le sort de leurs communautés, de leurs sociétés. Leurs combats pour la justice sociale leur ont permis de devenir des symboles de succès pour les autres femmes.
*Pour l’illustration du premier volet, vous avez fait appel à l’artiste caricaturiste marocaine, Rima El Hour, et pour les deux deniers, ce sont deux brillantes élèves passionnées de dessin qui ont réalisé les couvertures, Frida Siala et Rosa Elyssa Siala. Une occasion je pense, pour les deux dernières réalisations de faire impliquer davantage les enfants et voir où va leur imagination. Qu’en pensez-vous ?
-L’illustration des portraits des femmes par une artiste a été une expérience extraordinaire, très intéressante. J’ai aussi voulu tenter autre chose avec les femmes scientifiques et les femmes artistes. J’ai impliqué des enfants, deux filles de 10 ans et 7 ans pour la réalisation des couvertures. Ce fut une expérience très intéressante dans la mesure où elles ont pu voir, avec un simple soutien, ce dont elles étaient capables de réaliser. Nous avons pu rire tout en travaillant. Si de plus en plus d’ateliers sont ouverts aux enfants, il ne faut pas négliger les enfants qui vivent en milieu rural. Eux aussi ont droit aux activités artistiques, musicales, théâtrales, etc. Et particulièrement les enfants de Gaza. Les enfants de la région qui voient ce que vivent les enfants et entendent parler d’eux, comment réagissent-ils ? Comment parler avec eux de ce que subissent les enfants à Gaza qui vivent en permanence sous les bombes, dont les logements, les écoles et hôpitaux ont été détruits ? Si cela affecte les adultes en Tunisie, cela affecte aussi les enfants. Leurs dessins en témoignent. C’est aussi une question de santé publique.
* La promulgation du Statut du Code Personnel en Tunisie s’est effectuée il y a presque 70 ans (1956)…N’avez-vous pas l’impression que nous marchons à reculons en ce qui concerne la place de la femme dans la société surtout durant la période « Post- révolution », quand le pouvoir était entre les mains des Frères musulmans ?
-Cette question est très importante. Il ne faut pas diviser les femmes les unes contre les autres. Virginia Woolf a une belle phrase. Elle dit à peu près ceci : Si vous voulez voir la condition des femmes au sommet, regardez celles qui se trouvent en bas de l’échelle. Donc, les conditions des unes et des autres, malgré les apparences, sont semblables. Aujourd’hui, la condition des femmes est grave. Trop de cas de féminicides sont commis. La violence contre les enfants est aussi de plus en plus alarmante. Au moment où nous assistons à des nominations de plusieurs femmes dans diverses positions, d’autres sont humiliées, attaquées en ligne, arrêtées, emprisonnées, etc. Le chômage parmi les femmes reste très élevé, y compris parmi les diplômées, et particulièrement parmi les femmes qui vivent en milieu rural. La santé des femmes et des enfants en milieu rural est aussi révélatrice de leurs mauvaises conditions sociales, économiques et politiques. Notre société connait une grave crise. On se marie de moins en moins et on divorce de plus en plus. Célibat élevé parmi les deux sexes. Il suffit de voir les visages pour comprendre leur désenchantement. Une migration des jeunes et des élites que rien ne peut freiner. Il ne faut pas des mesurettes, mais des politiques publiques avec des équipes pluridisciplinaires comprenant des jeunes et des ainés qui se penchent sérieusement sur ces questions. Il y va de notre devenir.
*Certainement des travaux qui attendent d’être publiés, que ce soit en Tunisie ou ailleurs… Lesquels ?
-Je suis sur divers chantiers… Pour citer deux travaux, un collègue et moi sommes entrain de finaliser une recherche sur la contribution des timbres réalisés par des artistes tunisiens à la promotion de la santé. Je prépare un livre composé d’articles du Professeur émérite Chadli Tabbane (1920-2020). Celui-ci permettra aux lecteurs et lectrices tunisiens et internationaux de découvrir un féministe, un penseur humaniste, un visionnaire de la médecine postindépendance en Tunisie.

