« On me demande souvent si je suis archéologue, historien, teinturier, ingénieur de textiles »
L’un des rares producteurs de pourpre de murex au monde, Mohamed Ghassen Nouira livre avec passion quelques-uns de ses secrets de fabrication à Tunisie Direct.
-Un gramme de pourpre se vend jusqu’à 2500 euros. La Tunisie posséderait-elle une mine d’or sans le savoir?
En effet, c’est le pigment le plus cher au monde. Il n’y a qu’un seul point de vente au monde, la société « Kremer pigmente » basée en Allemagne et qui a fait partie de mes clients. On parle même de 4000 dollars le gramme. Une teinture qui a marqué un certain nombre de personnalités de l’antiquité comme Alexandre le grand, Cléopâtre, les empereurs perses, romains, byzantins…tout au long des 38 siècles de sa production et revêt un caractère religieux et même politique. Mon prix est bien plus bas. Mine d’or je ne sais pas, les escargots ne sont pas abondants et on ne peut en produire en grande quantité, à l’échelle nationale. Il s’agit d’un produit de luxe, un produit rare. Ceci dit, Pline l’ancien historien romain a mentionné Djerba comme le deuxième producteur au monde ainsi qu’en terme de qualité juste après celle de Tyr au Liban.
-Vous extrayez le pourpre de murex selon une technique vieille de plus de 4000 ans. Où avez-vous acquis ce savoir-faire ? Dans les livres, un secret de famille qui se perpétue de génération en génération…?
J’ai dû apprendre tout seul. A l’âge de 14 ans en classe d’histoire, on étudiait l’économie du peuple phénicien et la prof évoque cette teinture légendaire produite à partir d’escargots de mer et qui valait plusieurs fois son poids en or. Cela m’a interpellé car je connaissais ces escargots. En effet ils puent, ils sont sales et emplis boue. De plus cette teinture n’a pas été produite depuis plus de 600 ans et les textes sur le sujet sont rares et vagues. Je ne savais alors vers qui me tourner. Lorsqu’en 2007 en me promenant sur la plage de Carthage, je découvre un escargot de mer mort et cette couleur pourpre violacée sortant de son opercule. Une révélation ! Je l’ai pris et ramené à des pécheurs locaux qui m’ont assuré qu’ils pouvaient m’en ramener d’autres mais frais cette fois-ci. Je passe la nuit à tâtonner, je cassais les coquilles mais rien ne se produisait. J’en étais frustré. Je les ai alors mis dans un sac en plastique prêt à être jeté à la poubelle. Or le lendemain en l’ouvrant, je découvre avec stupéfaction ce mauve magnifique. J’ai pu localiser la glande qui produit le colorant. Je ne savais pas que la couleur pourpre était au départ transparente et qu’il fallait du temps pour que l’oxydation se produise. Je ne prétends pas avoir découvert ou redécouvert le procédé de fabrication phénicien authentique ou original car il n’y pas de source écrite à ce sujet.
Pouvez-vous rappeler à nos lecteurs et lectrices comment vous procédez? …
Ce ne sont pas tous les escargots de mer qui secrètent le précurseur de la pourpre à leur mort. Phéniciens, carthaginois, grecs et romains qui ont repris cette industrie n’ont utilisé que 3 variétés d’escargots de la famille des murex. « Le bonus brandaris » et « la bouche de sang » qui fournissent une variété de rouge violacée ainsi que le « murex trunculus » qui donne les couleurs rouge violacé, le violet, le bleu ciel et l’indigo. On choisit la bonne saison (entre avril et juin) quand la glande est bien juteuse et généreuse. Les laver puis casser la coquille à un certain niveau pour exposer la glande hypo bronchiale qui contient 2 ou 3 gouttes de ce qu’on appelle le précurseur de la pourpre.
Ensuite ?
On reprend ces glandes et l’on peut soit les sécher dans du sel pour une utilisation ultérieure ou bien les traiter pour produire un pigment pur et c’est la partie la plus compliquée, la plus difficile et qui nécessite le plus de temps. Un gramme de pourpre pure nécessite entre 80 et 100 kilos d’escargots, ce qui n’est pas donné. Une fois qu’on a les glandes ou les pigments, on va devoir le dissoudre dans une cuve de fermentation. Il faut ensuite chauffer le daim, rajouter les glandes séchées dans de l’eau, chauffer la solution, rajouter une base comme de la soude et des agents réducteurs à des dosages déterminés et après un certain temps, le colorant se dissout et la solution va commencer à lentement virer vers un jaune transparent. Et c’est là qu’on doit bien sûr mesurer l’acidité, la température etc…et faire un test de teinture sur un petit bout de soie ou de laine. Les coquillages sont imprévisibles. On ne peut jamais reproduire à l’identique la même teinte. Car les murex sont très riches en couleurs et leur composition variée. Mais on peut rapprocher les nuances pour avoir une certaine homogénéité.
La passion joue beaucoup…
Il faut être passionné et patient. L’odeur est nauséabonde et traiter ces milliers de coquillages sous la chaleur en lasserait d’autres en quelques minutes. Mais cette opération a quelque chose de magique : voir cette couleur se développer lentement c’est la raison pour laquelle j’entreprends ces recherches.
-Pourquoi cette couleur a-t-elle de tout temps été associée aux phéniciens et aux carthaginois?
L’origine de la pourpre est toujours sujette à controverse. Pour certains historiens ce sont les minoens de Grèce qui en sont à l’origine, d’autres disent que ce sont les phéniciens de Tyr et de Sidon mais les traces les plus anciennes ont été découvertes en Crète et à Tyr au Liban. Une certitude, au 15ème siècle avant JC, la pourpre était la couleur emblématique des phéniciens qui ont perfectionné les techniques. Avec les carthaginois, ils étaient des navigateurs hors pair et avaient des centaines de comptoirs en méditerranée. Ils connaissaient les secrets de la mer, savaient comment et où pécher le murex, où implanter les sites de production. Le mot grec « phoinix » signifie d’ailleurs rouge pourpre ou violet. Les Phéniciens eux se présentaient comme cananéens.
-Vous considérez-vous comme un artiste ou un artisan?
Je me considère comme artisan bien que cela n’ait absolument rien à voir avec mon métier de tous les jours. En effet je suis un directeur d’opérations dans un institut d’études de marchés dans le domaine du marketing. On me demande souvent si je suis archéologue, historien, teinturier, ingénieur de textiles. Ni l’un ni l’autre, je renferme en moi cet adolescent de 14 ans qui a fait cette rencontre en cours d’histoire avec cette couleur magnifique. J’aime les métiers manuels, naturels qui nous sortent de cette technologie étouffante et cela procure un sentiment très satisfaisant. Une fierté que de redécouvrir ce trésor ancestral et contribuer à donner cette image que j’ai de Carthage à travers ces couleurs-là.
-Avez-vous un quelconque projet en cours comme une exposition de vos travaux dans une galerie par exemple?
J’ai présenté mes travaux au musée du Bardo, à l’acropolium de Carthage et dans un bon nombre de galeries. Mais aussi un colloque d’une semaine à Bruxelles en Belgique dont je garde un formidable souvenir. J’ai également animé en 2018 un atelier de pourpre pour la mission allemande à Djerba devant 45 experts et archéologues allemands suisses et français. Je participerais bientôt à des événements culturels et j’anime beaucoup d’ateliers pour enfants dans les écoles, lycées…A la demande de certains amis et clients j’ai élaboré l’année dernière des minis kits carthaginois de 10 centimètres de larges et de 5 centimètres de log en bois qui contient 3 murex, quelques glandes séchées, une petite capsule de pigment pourpre et quelques petits échantillons de laine et soie teints de plusieurs couleurs 15 à 16 nuances différentes. Sur le couvercle j’ai écrit en français et en carthaginois « Pourpre de Carthage » qui est ma marque. On reste fidèle à la tradition carthaginoise et on le fait en couleur.
Propos recueillis par Waley eddine Messaoudi