Par Faiza Messaoudi
Médée , A-tika : l’archétype et son double
Le bout de la mer, est une œuvre théâtrale qui invite à regarder loin, infiniment loin…
Face à la mer dans toute son immensité, son agitation, son bruissement, ses vagues et son infini horizon, le spectateur s’imprègne, d’emblée, de l’impression de l’absolu, de l’indéterminé… Ce paysage de la mer du fond de la scène, réalisé par un dispositif numérique, élargit la vision, efface les limites, brouille les repères.
Mer nocturne tantôt calme et romantique propice à l’amour, d’autres orageuse, brutale angoissante, prête à l’engloutissement et la mort. Cette mer nocturne éclairée d’une frêle lumière de la pleine lune annonce le déclin, la fin. La première scène est présentée en guise d’une prolepse (procédé qui anticipe la fin ) elle prépare la dysphorie de la scène finale, celle de la mer orageuse, succédant au suicide de A-tika qui a rejoint ses enfants à la lumière du jour .
Bref, de cette scène obscure, chétivement éclairée, se déclenche l’atmosphère de la confusion, de l’incertitude, de l’indécision, de la tentation, de l’hésitation, de l’erreur, du crime. Brouillement entre vérité et mensonge, entre illusion et réalité ; brouillement du temps, confondu entre un passé lointain et un présent brûlant. Cette atmosphère du malaise s’accentue avec l’apparition des deux protagonistes qui ont l’air indécis, soupçonné et perturbé. Leur premier discours le confirme, nourri de menace, rupture, scissure entre le couple.
A-tika forge son propre mythe moderne, en faisant émerger Médée de l’antiquité grecque. L’émersion de cette figure universelle semble surgir du bout de la mer, une émersion d’un symbole tragique omnitemporel, affirmant la théorie de Mircea Eliade du mythe de l’éternel retour, de l’éternel recommencement. Cette Médée archétypale s’est démultipliée, ayant ses descendantes à son image, voire en la dépassant. Cette bifurcation au fil des temps a en quelque sorte atténué son degré brutal et choquant, elle heurte moins les sensibilités. L’ingénuité du metteur en scène, est de la réactualiser en la transposant de la sphère du sacré à la sphère profane, et ce, à travers sa descendante A-tika, tout en confectionnant son canevas au goût du jour. Le retour de Fadhel Jaibi au répertoire en le désacralisant, le soumettant à une écriture moderne est une manière d’imprimer sa touche de maître. Il l’a réussi sans ostentation et sans complication. C’est là où réside son génie théâtral.
Même si le public connaissait d’avance le mythe de Médée, le metteur en scène révèle l’histoire de ses protagonistes non pas selon un axe dramatique horizontal et progressif, mais suivant une discordance, des rebondissements, une disjonction entre les moments. Nous percevons cela au niveau des récits de A-tika de la tuerie de ses enfants, de son frère, des réminiscences de son passé, de l’évocation de sa mère, son père . Ceci retient la curiosité du spectateur et le met en perpétuelle interrogation.
Le bout de la mer… Le bout de l’individualisme
La protagoniste A-tika, l’image défigurée de Médée semble être en confrontation avec le temps. Le motif du vol d’un livre patrimonial n’est pas un acte anodin dans la pièce. D’autant plus, c’est la fille qui aide un étranger à voler le patrimoine de son père, de son pays, normalement préservé. Ceci symbolise la rupture avec la tradition, l’effritement de la mémoire comme rempart du passé ancestral, comme transmission, comme enchainement solide de l’héritage. Aussi la protagoniste A-tika porte son prénom qui réunit en arabe les notions de l’ancienneté, l’archaïsme et aussi le désir d’émancipation et de libération cette A-tika ne fait que transgresser les principes et les valeurs sociaux, en enlevant le maillon qui relie les générations, en mettant fin à la logique sociale. Elle se libère de toutes les chaines qui la tirent vers le passé, l’appartenance, la collectivité. Elle a défié sa famille, son pays en aidant au vol de leur patrimoine, voire même, en aidant à tuer le frère, et s’enfuyant pour une totale libération. Elle rompt consciencieusement avec son passé et également avec son avenir, c’est-à-dire sa continuité et son immortalité par le biais de ses enfants.
Celle-ci a choisi la mer comme enceinte de sa tragédie pour attiser le paradoxe. Car la mer est par excellence symbolique de la fécondité, de la naissance, de la vie, du temps, or, elle devient lieu de la coupure de la corde ombilicale et de la procréation, de l’éradication, du déracinement. A-tika désire que la mer tarisse, en la reliant avec la couture de l’utérus, et donc de l’assèchement du liquide amniotique. Elle appelle à en finir avec la procréation matérialisée scéniquement par la fermeture de la tente, en y pataugeant à l’intérieur comme l’embryon au ventre de sa mère. Une protestation contre l’irresponsabilité de l’homme, un appel à la fin de l’espèce humaine, à cette humanité qui a échoué à trouver sa raison d’être, sa dignité, et à donner du sens à sa vie, à son existence.
En effet, le bout de la mer, dévoile le jusqu’auboutisme de l’individualisme qui s’épanche cru et dru, allant jusqu’à l’absolutisme, la brutalité, la sauvagerie d’une humanité qu’on imaginait heureuse, qu’on voulait qu’elle soit heureuse dans ce « meilleur des mondes possibles » selon l’optimisme Leibnizien, à l’image de ce Yemen bienheureux désormais déchu. Cette allégorie est pertinemment ciblée par le metteur en scène. Cette déchéance revient à l’homme lui-même, l’autodestructeur, à cause de l’ enfer attisé entre lui et l’autre au détriment de l’amour. En effet, le source de la tragédie est justement la trahison du serment de l’amour.
Ce jusqu’auboutisme s’avère mener à l’impasse, à l’atrocité, à la monstruosité humaine. La question qui se pose : Qu’est ce qui fait atteindre l’homme cet échec existentiel ? Est-ce l’émancipation et l’affirmation excessives de soi, le franchissement de toutes les barrières, de toutes les valeurs humaines. Ceci mène- t-il à la fin de l’homme, de l’humanité ? Ce jusqu’au bout de la mer annonce t-il l’avortement d’une humanité défigurée ? Est-il synonyme de l’anéantissement, du néant… ?
La pièce semble appeler à réinterroger la place de l’homme aujourd’hui dans ce magma de libertés individuelles, où la liberté est sur mesure pour chacun, les droits de l’homme, la pluralité, les libertés sexuelles, les associations … passant de l’individualisme limité à l’individualisme total comme le dit Gilles Liepovetsky. Si cet essayiste a parlé de l’ère du vide dans son essai sur l’individualisme contemporain, l’intellectuel et artiste Fadel Jaïbi a braqué son projecteur sur l’échec, la chute, la fin de l’homme, le néant .
Malgré les moments de pure tendresse de A-tika quand elle évoque ses enfants ou elle parle d’ amour, le metteur en scène semble ôter tout sentiment de pitié en mettant en lumière l’horreur et l’explicitant par progression. La vérité de A-tika ne s’éclaire qu’à la fin de la pièce. Elle a menti à son avocate, elle a dissimulé les réalités car elle n’aspire pas à être délivrée par un procès, par la défense d’une avocate, de la justice d’un juge, ou le rapport d’un psychiatre. Elle assume sa monstruosité jusqu’au bout. Elle relate amèrement, à plusieurs reprises, les atrocités qu’elle a subies ou commises, ce qui constitue le comble de la conscience du mal. Si elle atteint le degré de fratricide, de filicide insensiblement, et évite de s’enfuir, ce qu’elle ne cherche pas à se sauver, mais à refléter volontairement l’image de l’atrocité humaine. Elle condamne l’humain en se condamnant, le fait souffrir en souffrant, provoque l’écœurement en étant écœurée. Elle veut être le miroir qui réfléchit la hideur humaine, pour avouer la complicité de tous dans cette déchéance. Après autant de progrès, après autant de libertés, autant d’inventions technologiques, numérique, d’intelligence artificielle, l’homme va de plus en plus à sa dérive à cause de son égoïsme, son égocentrisme, son complexe de supériorité, ses fausses convictions aux valeurs humaines et universelles, celles de la démocratie, de la fraternité, de la justice… N’est-ce pas l’humanité est à l’image de du bienheureux Yémen , qui jadis était cette terre fertile, riche, exaltée, transformée en terre délabrée, stérile…
La disqualification de l’individu semble être un choix réfléchi du metteur en scène. On remarque que tous les protagonistes de la pièce sont négatifs, impuissants, faibles, vulnérables, même l’avocate, même la juge, même le psychiatre. C’est ainsi qu’ ils souffrent leurs propres maux, leur faiblesse, leur impuissance. La juge, (rôle joué par Rim Ayed) est présentée comme marionnette manipulée par ses responsables, et souffrant de stérilité ; le psychiatre, (rôle joué par Hamadi Bejaoui) malgré la science de la psychologie qui censée aide à dépasser les complexes, s’avère incapable d’imposer sa différence sexuelle et de s’affronter à son entourage, il préfère quitter le pays. L’avocate, (rôle joué par Sihem Akil) malgré son action féministe et sa défense des valeurs universelles, des droits féminins et ceux des minorités, se trouve en position faible, dépassée par d’autres systèmes qui accablent sa lutte, ne serait-ce-que trahie par la langue qui représente la suprématie masculine. Elle se sent obligée de désigner la juge d’instruction par le substantif masculin « Président » par protocole. En opposition, A-tika, ( salha Nasraoui) malgré les monstruosités commises est présentée en position de force, confiante, responsable, libre et consciente. Elle défie toutes les institutions politique, sociale, religieuse, éthique et civile. Elle dévoile leur faiblesse, leur hypocrisie, leur mensonge, leur impuissance face à un monde régi par la matière et le gain, à travers des mafieux à l’instar de Mohamed El Jezzi ( Mohamed Ben Chaabene), de son patron Jaloul El Tabrizi ( personnage juste évoqué), auxquels les autorités du pays se plient. La pièce fonctionne comme une radioscopie qui pointe les tares rongeant le pays et son état lamentable, malgré les étincelles de lumière que la société aurait du préserver et faire évoluer, à savoir les esprits progressistes qui avaient incrusté leurs noms dans l’histoire du pays, tels que Hached, Bourguiba, les femmes militantes, etc.
Cette pièce n’est pas parachutée, elle s’inscrit bien dans la lignée des pièces précédentes corps otages, Tsunami, violence, Martyr, qui dénoncent la dégénérescence, l’obscurantisme de la Tunisie et son recul, malgré les efforts de modernisation fournis à l’aube de l’indépendance.
Le bout de la mer… le bout du théâtre
La correspondance entre l’aspect formel et le contenu est donc si solide, si expressive et si claire pour le récepteur de l’œuvre.
Comme toujours, le metteur en scène Fadhel Jaibi privilégie une esthétique minimaliste de la scène qui refuse tout sophistication ou tout exhibition. Cette nouvelle pièce bouleverse donc la tendance ostentatoire du théâtre d’aujourd’hui optant pour les scénographies trop recherchées. Il évite la complexification et l’éblouissement visuel de la technologie avancée.
Malgré ce « degré zéro » scénique, le metteur en scène semble atteindre le bout du théâtre en traversant son histoire tumultueuse, lui qui en sait beaucoup. Il nous a proposé une approche théâtrale épurée, sobre scéniquement, non compliquée mais éminemment profonde et expressive au niveau des aspects formel et sémantique. Avec cette pièce, on se rend compte que le théâtre c’est ce que le spectateur ressent et vit intérieurement et non pas ce qui l’éblouit sur scène ; ce qui le fait frissonner et non ce qui réjouit ses yeux. En effet, à travers la perception visuelle, le spectateur atteint d’autres perceptions sensorielles enfouies en lui. La pièce est une leçon de l’épurement théâtral en vue d’une complète jubilation artistique. Cet artiste à travers sa représentation se place dans l’immanence, le noumène de l’action théâtrale et non le phénomène. Il compte sur l’acteur, son essence. D’ailleurs ceci est le propre de Fadhel Jaibi qui réussit son alchimie au niveau de la direction des acteurs. Salha Nasraoui et Mohamed Ben Chaabene ont frôlé la quintessence, on ne peut faire mieux ! Cette fusion entre l’acteur et le personnage a atteint son paroxysme artistique, elle devient transparence, lumière. Nous remarquons que la physionomie des acteurs correspond si bien à leurs rôles. l’actrice Sihem Akil incarne de ses traits fermes l’endurance, l’amertume et les entraves que vit une militante dans une société phallocratique à travers le rôle sensible de Nedra Belhaj. Elle se situe dans l’être de la chose, la responsabilité, la conviction et la foi bien sincères. Elle est contrastée par l’apparence disciplinaire de la juge qui travaille dans une certaine aisance. L’actrice Rim Ayed a présenté le personnage stéréotype de la profession relative à l’ordre et au protocole, camouflant ses fragilités féminines discrètes, elle est donc dans le paraitre. Quant au psychiatre, ses traits fins, sa voix lente, entrecoupée, son air doucereux a reflété l’image masculine rejetée par la société. Le casting est bien étudié, bien ciblé.
Bref, Le bout de la mer est une œuvre magistrale, d’un maître méticuleux qui ne laisse échapper aucun détail, dans un discours artistique et esthétique si fin, sans bavardage, bien dosé, précis et concis.
La pièce est un voyage. Un voyage à barques colorées ! néanmoins entravées ! Elles n’aboutissent pas à la rive de l’amour, de la beauté, de la paix, de la diversité, de l’altruisme, du respect des couleurs de la différence, des valeurs tant rêvées de ceux qui ont lutté pour le bien de l’humanité. La scène finale de l’avocate qui jette les barques avec amertume et douleur attise les sensations de la déception, de l’échec et de l’avortement d’une humanité censée vivre dans « le meilleur des mondes possibles ».