L’Académie Tunisienne des Sciences, des Lettres et des Arts, Beït al-Hikma, vient de publier un opus de son président Mahmoud Ben Romdhane dont le titre principal est : « La Révolution Tunisienne ». Le livre tente une anatomie de cet événement majeur de notre pays en l’inscrivant dans un long processus historique. L’analyse socio-économique qui soutient le récit historique est complétée par les propres opinions de l’auteur. Autant le fait historique porte au consensus et son analyse se veut exhaustive, autant les conclusions qui en sont tirées méritent d’être débattues.
L’Académie et son président
L’Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts Beït al-Hikma est une fondation publique, maison des écrivains et des intellectuels du pays. L’institution est le plus grand éditeur de recherches scientifiques et de thèses en Tunisie. Elle perpétue une longue tradition commencée au neuvième siècle à Kairouan. Son conseil scientifique réunit la crème de l’intelligentsia du pays avec plus d’une centaine de membres actifs, associés et de nationalités étrangères dans divers domaines de l’art, de la philosophie et des sciences. Son président n’est autre que l’auteur du livre en question : Mahmoud Ben Romdhane. Professeur des Universités en Économie, militant des droits de l’homme (ancien président mondial et membre fondateur puis ancien président de la branche tunisienne d’Amnesty International), il a aussi un parcours politique pré- et post-révolution, notamment ministre du Transport puis des Affaires Sociales dans le gouvernement de Habib Essid et membre fondateur de Nidaa Tounes, parti de feu Béji Caïd Essebsi. Autant dire que notre auteur a la double casquette : académique neutre, mais aussi politique partisane.
Présentation de l’œuvre
Le titre complet de l’ouvrage est : « La Révolution Tunisienne, une longue œuvre historique. La Tunisie de 1574 à 2023 ». Il reflète l’ambition de l’auteur à inscrire le moment révolutionnaire dans la longue histoire du pays. La révolution, loin d’être un événement singulier et historiquement contenu, se présente selon Ben Romdhane comme l’accumulation de transformations à travers l’histoire jusqu’au moment révélateur de la fin d’un monde et annonciateur d’un autre en gestation qui naît sur plusieurs vagues tel un séisme qui produit plusieurs paquets d’ondes sismiques par la suite. Pour mener ce projet à son terme, il a fallu à l’auteur un fil conducteur et une méthode.
Quant au récit historique, Ben Romdhane ne s’aventure pas dans l’histoire du pays de manière sporadique et aveugle. Il tient une logique dans sa présentation ainsi que dans son choix de la ligne de départ pour déceler les tout premiers embryons de la révolution. Son fil d’Ariane fut le cap politique et le phare qui éclairent le destin de la révolution, à savoir le diptyque de l’État-Nation et de l’individu-Citoyen. Quant à son point de départ, ce fut la Tunisie comme province d’une autre puissance. L’année 1574, date à laquelle le pays entra sous la coupe de l’Empire Ottoman, fut choisie par l’auteur comme le début du chemin qui mena le pays depuis la régence vers le protectorat puis l’État-Parti post-indépendance jusqu’à l’État-Nation de la Révolution. Parallèlement à ce parcours, son incidence sur les droits de l’individu tunisien fut éclairée depuis le sujet du gouvernant vers le citoyen-libre en passant par le colonisé puis le client de l’État. Ce double parcours de l’État et de l’individu tunisiens sont balisés d’événements qui tracent à la loupe le destin de la Révolution de 2010-2011 : les soulèvements populaires, les périodes probantes pour la construction progressive de l’État, la quête parfois contrecarrée et en régression de la liberté de l’individu et de l’indépendance du pays, les décideurs éclairés et les fossoyeurs de la nation… Ben Romdhane nous dépeint en trois volets la grande Histoire du pays qui a préparé la révolution et au-delà.
Quant à la méthode suivie dans cet opus de 505 pages, elle s’inspire de plusieurs auteurs et écrivains qui ont étudié et analysé plusieurs révolutions de par le monde. Cette étude, bien documentée et bien fournie touche à plusieurs pans de l’histoire du pays et de son peuple : sociologique, économique et politique. Chiffres à l’appui, Ben Romdhane dissèque les facteurs structurels et les faits institutionnels. Son analyse est exhaustive et bien ciblée. Elle détaille les possibles comparaisons de la Révolution tunisienne avec d’autres révolutions qui l’ont précédées, énumère les similitudes mais souligne aussi son caractère atypique. La méthode est académique, riche en graphiques et en tableaux. Elle se veut objective pour son volet descriptif analytique du moins.
Revisiter l’histoire de la Tunisie
Là où le volet descriptif s’arrête pour céder le pas à l’opinion de l’auteur et à son propre engagement partisan, là où la critique et la discussion deviennent permises. Le lecteur se doit d’avoir son propre regard sur les opinions et l’engagement politiques de Ben Romdhane. D’ailleurs ce dernier reconnaît la difficulté de l’exercice lorsqu’il s’agit pour une étude historique de commenter l’époque en cours et d’avoir une sentence sur ce qui n’a pas encore pris le temps de la maturation, le temps étant le grand pourvoyeur de l’historien. C’est alors que la casquette du militant supplée à celle de l’historien, sociologue et économiste. Mais cette casquette est discutable et se doit de l’être. Les perspectives personnelles de l’auteur au sujet du pays après la Révolution tournent majoritairement autour de sa critique acerbe de l’islam politique, de son approche comparative entre le moment Kais Saied et la révolution française et particulièrement le personnage de Robespierre, du rôle joué par les diverses forces du pays post-révolutionnaire, de son opinion vis-à-vis de certains personnages qui gravitent autour du pouvoir, de l’appui qu’il prend sur les rapports d’organisations internationales pour attester de la démocratie dans notre pays… Tout cela se doit d’être débattu, approuvé ou contesté selon les orientations idéologiques du lecteur.
Au-delà de l’arrière-plan idéologique dans lequel s’écrit l’histoire de la Révolution tunisienne sous la plume de Ben Romdhane, cet événement se révèle comme un processus d’expérimentation et d’apprentissage aboutissant à un séisme dont les secousses ne seraient pas à leur bout. En vue : un horizon durable pour que s’installe une démocratie stable et sereine au lendemain de l’une de ces répliques. Le livre invite à revisiter l’histoire de la Tunisie depuis son État provincial vers l’État-Nation post-Révolution, depuis le statut d’un individu-sujet vers celui du citoyen homme libre. Chiffrée, documentée, cette longue marche vers la Révolution est analysée et comparée à ses émules. Le livre invite aussi à la réflexion et à la critique vis-à-vis de l’opinion de son auteur. Pareilles discussions ne peuvent qu’enrichir le débat public autour de notre destin en tant que Nation libre.