Par Sayda Ben ZINEB
Le célèbre critique irakien Qassem Al-Saedy installé aux Pays-Bas écrit à propos de la scène artistique en Libye dans les années quatre-vingt et sur sa découverte de Najla Shawkat El Fituri et Youssef Fatis, un couple d’artistes plasticiens de renommée internationale qui exposent actuellement à Tunis à la Maison des Arts (belvédère) : « lorsque je suis arrivé à Tripoli à cette époque, il n’y avait pas une seule galerie, un musée d’art ou une quelconque institution des Beaux-Arts, privée ou gouvernementale. Et même le musée archéologique situé au cœur de la ville était fermé depuis des années. Il n’y avait aucune bibliothèque vendant ou fournissant des livres d’art à ses lecteurs. C’était également le cas d’autres villes dans un pays vaste comme un continent qui abritait l’art de la peinture avant que sa mer ne s’assèche et ne se transforme en un vaste désert ».
Et Qassem Al-Saedy de poursuivre, « il existe une génération d’artistes pionniers libyens qui ont étudié l’art dans d’autres pays et une petite lueur d’espoir représentée par la nouvelle Faculté des Beaux-Arts dans laquelle j’ai travaillé avec des professeurs de différentes nationalités. C’était tout ce que possédait l’oiseau de l’art libyen, déployant ses ailes, espérant un vol imminent. Tout le monde attendait, poursuit-il, ou bien une sorte de miracle, ou bien le passage de plusieurs décennies, pour qu’une performante stratégie soit établie par une nouvelle génération qui prendrait la relève de ses pionniers, une génération qui aspire à des horizons plus larges, surplombant la scène artistique des pays voisins jusqu’au point le plus éloigné du monde… » Le miracle se produisit tranquillement et très lentement selon Qassem Al-Saedy avec la création d’une nouvelle galerie ou l’ouverture d’un Salon du Livre ; « une gorgée d’eau dans le désert flamboyant d’Afrique… »
D’après les informations contenues dans le joli catalogue réalisé à l’occasion, en langues arabe et anglaise, avec le soutien du ministère tunisien de la Culture, le critique irakien a eu l’opportunité de travailler avec des étudiants libyens et de réaliser avec eux des dizaines de peintures murales dans des conditions extrêmement difficiles. Selon lui, il y a un bel exemple donné par ces jeunes hommes et femmes : leur amour pour leur travail et leur ville, l’aspiration au défi et à la réalisation de soi … « Sous le soleil brûlant et dans des conditions pénibles, les artistes ont continué à travailler du matin jusque tard dans la nuit ».
Parmi « cette merveilleuse équipe », estime Qassem Al-Saedy, se trouvaient deux créateurs de grand talent, Najla Shawkat El Fituri et Yousef Iftais, qui ont fait preuve d’une grande intelligence et d’un grand désir « d’atteindre le ciel » avec leurs ambitions. Heureusement pour leur pays, ils ont obtenu une bourse pour étudier en France. Une fois de retour au bercail, ils se sont appliqués à faire d’un rêve, auparavant inaccessible, une réalité.
Après une première halte à Beit Iskander des Arts à Tripoli, l’exposition itinérante « Water’s Call » actuellement dans nos murs jusqu’à la fin de ce mois, partira pour d’autres escales dans d’autres villes avec, comme bagages dans ses plis et replis, les douleurs du présent. Le couple d’artistes libyens engagés nous invite à travers des œuvres de haute facture, à réfléchir sur des enjeux cruciaux tels que les problèmes de la migration et les bateaux de la mort, des temps de guerre et des catastrophes naturelles (faisant allusion à la tragédie de Derna ravagée par des inondations massives qui ont fait des milliers de morts et disparus), dans un pays en proie à l’instabilité politique et aux rivalités persistantes entre Est et Ouest.
Au-delà des mots et des images
Avec une émotion délicate, Najla Shawkat El Fituri présente ses personnages, s’appuyant sur une beauté qu’elle définit, pour parler au désert du moment présent en disant : vous êtes éphémères ! La lumière brillera et la pluie tombera, aidant l’homme à continuer son voyage dans ce monde. Dans son art, les objets bougent constamment même lorsque l’on ne voit qu’un portrait. Et dans chaque œuvre, elle s’occupe de voir et de revoir chaque détail, chaque ligne, ainsi qu’un coin de lumière, pour créer une architecture solide pour ses peintures. Dans son travail, nous pouvons voir les détails d’un arbre, entendre le bruissement de ses feuilles et profiter de son ombre. Nous pouvons goûter le jus de ses délicieux fruits. Najla est une grande poétesse qui peint au-delà des mots, des rythmes et des images.
Il pourrait être difficile d’imaginer une femme sans miroir ! Mais pour le miroir de l’artiste, c’est une autre histoire. Il s’agrandit pour s’adapter à un tableau entier et présenter tout un monde, respirant ses troubles et sa joie. La poudre à canon, le sable, le chagrin et la peur ont obscurci le miroir et fait perdre à sa surface son éclat et les reflets qui le visitent. Pour l’espoir et contre la solitude, tel est son crédo qu’elle défend avec fidélité pour l’art qui ne connaît aucun apaisement.
Entre réalité et non-réalité
On ne peut ne pas admirer également les superbes œuvres de Youssef Fatis représentant des visages qui ont perdu leurs traits, des êtres à qui il ne reste plus que quelques ombres en constant choc avec une force majeure, repoussant une mort imminente et, avec ce qui reste de leur pouls, font preuve d’une valeur sans limite pour défendre ce qui reste de la vie.
Le peintre, dans son extrême dévouement à lui-même et à son sujet, ne fait aucune promesse. Il n’a pas le temps de se livrer à de fausses assurances ou à un discours enthousiaste. Il est dans un temps et un lieu qui oscillent entre réalité et non-réalité. Il n’y a pas de différence, tant que la mort dérange les petits détails d’une vie différée.
D’habitude, on peut imaginer la place de l’artiste devant ceux qu’il peint, mais dans le tableau de Youssef Fatis, la distance est quasiment inexistante, un tableau sans murs, aussi large que la ville, dont les monstres luttent contre un tendre rêve, contre une touche de lumière, deviennent une arène pour atteindre la lune des pauvres transformée en salut difficile d’accès. Le peintre est parmi ses personnages, dans le même bateau, il est l’un d’eux, dans une scène de vie qui s’écroule à zéro degré ou un peu plus bas. Il n’y a pas de temps pour se lamenter dans un bateau chavirant entre les vagues et la mort. Tant que la condition humaine est si fragile, l’artiste nous prévient d’un sort qu’on ne souhaite pas, que nous serions tous dans ce bateau.
Il existe enfin entre les deux artistes, Najla El Fituri et Youssef Fatis, une alliance artistique et des terrains communs à travers lesquels se prolonge un dialogue chromatique et existentiel. Ce n’est un secret pour personne ; ils partagent des rêves aussi bien que des réalités depuis trois décennies et cette exposition n’est qu’un des merveilleux fruits de cette belle coexistence qui a fait notre bonheur à tous.
Les inviter chez nous, le temps d’une exposition est une initiative fort louable de la Maison des Arts (Dar el Founoun), à sa tête, Mme Arbia Ayari et de Mustapha Iskander, galeriste de Beit Iskander des Arts. Une année artistique qui finit en beauté en attendant ce que nous réserve 2024 au moins d’ici le mois de juin prochain. Pour commencer, le centenaire tant attendu du peintre Aly Bellagha, (Janvier), puis l’expo de Mhamed Mtimet (Février), puis celle de l’Union des artistes plasticiens tunisiens (Mars). Sont prévues au programme aussi, une expo personnelle de Khalil Gouia et une rétrospective Boucherle… Et très prochainement, la réalisation de la bibliothèque artistique qui sera ouverte au public ainsi que le Café culturel.