Par Wicem Souissi
Vous ne me connaissez pas. Je ne vous connais pas. Mais c’est là un bon début, un point qui n’est pas nul : le point zéro d’où comme au pied de Notre-Dame on peut commencer des comptes habilités. Et je vais vous donner dès à présent ma part de l’échange. Ce sera à vous de voir si m’écoutant vous m’entendez en tirerez conséquemment les enseignements qui ouvriront la voie royale à votre propre part pour éventuellement poursuivre en dialoguant.
Mon propos vise dans un premier temps à vous éviter une déconvenue. Et si ma présente lettre est certes un coup de Jarnac, selon la définition de l’acte loyal résumé par Emile Littré, il n’y a pour autant ni duel, ni mort d’homme dans une confrontation où l’important est plutôt de participer, et le gain, par surcroît comme dit notre Sigmund Freud à tous, la perpétuation de l’amitié, qui est toutefois exclue dans une joute où ma seule arme est dans l’exigence d’écrire dont parle en profondeurs de tréfonds Maurice Blanchot. Ne vous étonnez pas que ce soit aussi une cependant douce rupture en visière qu’à la différence en effet de son emploi dans la réalité d’une violence extrême de porter la contradiction en face, brusquement, je me charge d’y apporter toute la délicatesse qui m’est coutumière.
C’est qu’en apprenant ce qui est fait par les Français en Tunisie, l’on pourrait vous soupçonner de néocolonialisme. Or n’ayant pas une once de complotisme en mon sein, je vais juste remettre les choses à leur place. De quoi s’agit-il ? On pourrait croire que vous rééditez aveuglément une politique dont Charles-André Julien, dans Et la Tunisie devint indépendante, dit qu’on trouverait difficilement dans l’histoire coloniale une si lourde faute et une telle persistance dans l’erreur. Le 15 décembre 1951, le gouvernement français, en réponse à une sollicitation du Bey transmise à Paris, oppose une fin de non-recevoir aux demandes de libéralisation des Tunisiens dont la résistance allait ensuite, après, il faut le redire, une telle persistance dans l’erreur, conduire à un simple changement de Résident général, le nouveau nommé, Pierre Voizard, choisissant à la fin de l’hiver 1954 de poursuivre la même démarche malgré perseverare diabolicum tout en désignant au monarque un nouveau premier ministre, également premier à porter le titre, aujourd’hui encore en cours, de président du Conseil, Mohamed-Salah Mzali, qui ne tiendra que cent jours avant de démissionner à l’arrivée de Pierre Mendès France à Matignon mais aussi au Quai d’Orsay et qui allait, dans son discours de Carthage du 31 juillet, proclamer l’autonomie interne de mon pays et choisissant, lui, un partenaire représentatif des aspirations nationalistes légitimes en la personne du leader Habib Bourguiba, qui, à l’indépendance, fera condamner Mzali à la prison et, en application d’une législation promulguée à cet effet, le frappera d’indignité nationale, avant de le gracier sans que l’on sache ici précisément si cette grâce fut partielle ou si elle lui faisait, avec l’annulation de la prison, recouvrer sa dignité de citoyen.
Des soupçons de néocolonialisme de votre part sont nés de l’organisation ces 14 et 1 5 décembre 2023, un choix de date peut-être dû au hasard auquel personne n’incline vraiment à croire, et qui relève de l’acte manqué, qui est en réalité un discours réussi, d’un colloque franco-tunisien à Beit Al Hikma, une Académie du pauvre, sise dans l’ancien palais beylical carthaginois, dans le but d’opérer une réhabilitation intellectuelle et morale du déchu officiel, ce qui impliquerait ipso facto la déchéance, au moins politique, de son tombeur. Cette rencontre de haut niveau est placée sous l’égide de votre prestigieux Centre national de la recherche scientifique et de l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain qui, en vérité, est un parent pauvre de la recherche française, il suffit de consulter son catalogue et de visiter son site internet pour s’en apercevoir, c’est, malgré des perles, pas brillant du tout, au contraire.
Que feriez-vous s’il nous prenait, toutes proportions gardées, d’aller chez vous avec notre Université de La Manouba pour, au nom de Virgile que nous avons au Bardo, entreprendre une réhabilitation, à tout le moins littéraire, de Robert Brasillach, qui a consacré de belles pages à l’auteur de l’Eneide bien avant de sombrer dans le néonazisme ? Quelque chose du genre : à Sainte-Anne ! Quoique nous ayons un excellent Razi. L’ancien patron de Septimanie en région Languedoc-Roussillon, Georges Frêche, disaiit, lui, feu ! sur Drieu la Rochelle et approuvait l’exécution de cet écrivain collabo, avant de se faire lui-même accuser d’antisémitisme au motif qu’il avait dit qu’il avait un tête pas franchement catholique au sujet de Laurent Fabius, aujourd’hui à la tête des sages de votre Conseil du 2, rue Montpensier et qui, pour ce qui nous concerne, est celui qui avait reçu en grandes pompes notre hiérarque en chef et putschiste de vingt-trois durant en son Hôtel de Lassay de président de votre Assemblée nationale où son coreligionnaire socialiste Jack Lang président de la commission des affaires étrangères s’était opposé à son accueil au Palais Bourbon. Tout ça pour dire que ce n’est pas si simple, le passé.
Que venez-vous donc faire dans notre galère désormais bien à nous depuis le 20 mars 1956 ? Ne voyez-vous pas qu’il se dégage de l’incongru ? Comme si cela ne suffisait par, force est de rappeler que le plus jeune premier ministre de France, pendant nos années dites transitionnelles, s’était naguère offert le luxe, comme l’avait rapporté Le Canard enchaîné, de saluer en plein conseil des ministres la chance pour les intérêts de son pays de compter parmi nos plus hauts responsables des Tunisiens, généralement binationaux d’ailleurs, issus des plus grandes écoles françaises. Et de souligner de notre côté que c’est au demeurant sous la houlette du meilleur d’entre eux sans la moindre ombre au tableau, le Franco-Tunisien établi à Paris, le brillantissime Elyès Jouini, parent proche de Mzali, qu’a lieu cette tentative de réhabilitation. Cela confine même à l’obsession chez lui quand on s’aperçoit que, tout à cette entreprise assez passablement familiale, il entend dans le même mouvement réhabiliter sa ville de naissance en l’élevant au rang de phare de la Tunisie, tant et si bien qu’en inversant la croyance que c’est Bourguiba qui aurait fait Monastir, qui définitivement ne serait pas sans lui ce qu’elle est devenue, il avait affirmé en revanche qu’en réalité c’est ce bourg natal qui aurait fait notre grand homme-nation. J’ai dû le rappeler à l’ordre en usant de ma qualité de psychanalyste et lui administrer une petite leçon de maître en écrivant que, non seulement c’est faux, mais aussi que le père fondateur de la psychanalyse a laissé l’enseignement que nous sommes tous également le fruit du hasard et des ressorts de la Nature dans son étude de Léonard de Vinci. Ainsi, voyez-vous, et même si mon écriture est fluide, en plus de n’être pas si simple, le passé qui est le nôtre est, surtout, comme chez vous, quand s’y introduisent similairement des passions, complexe, qui ne se réduit, comme partout, que par un effort au quotidien visant pour rester unis un plébiscite de tous les jours, comme dit votre champion de la réforme intellectuelle et morale, Ernest Renan.
Mais à ce stade de lecture de ma lettre, vous vous demanderiez je pense, mettant aussi pour ma part en lumière que Jean-René Vernes avait attaqué la citadelle Kant avec l’appui de la préface de Paul Ricœur pour rétablir Descartes en sa raison universelle et, la modernisant, aléatoire, fondant même par la métaphysique le calcul probabiliste après avoir démontré l’existence de la matière grâce à un retour notamment à Berkeley : qui est ce monsieur qui s’adresse à nous ? En bref, je suis un Tunisien qui s’est toujours senti libre, indépendant et souverain, qui a très mal vécu son pays septnovembrisé, et a été contraint à l’exil chez vous, merci du fond du cœur, et où, sans l’amour en analyse de Moufid Assabgui, Jean Guir, Moustapha Safouan, Christian Simatos, Gérard Haddad et Anne Vincent, tous frères et sœur de lait de Jacques Lacan, autrement dit tous freudiens, n’en serait pas là, après un parcours de dix-sept années chez vous, contrées où ma bonne étoile a pu compter sur une disponibilité constante lorsque j’y avais recours de Catherine Wihtol de Wenden, votre reine de la connaissances des étrangers que vous n’accueillez pas vraiment aussi bien que moi, vous le savez,, eux aussi chez vous, voilà tout.
C’est pour vous dire également que je ne comprends pas que pour les besoins de la cause, aux côtés d’une pléiade de nos excellences du savoir universitaire appelés à la rescousse, le CNRS a pu choisir Hichem Abdessamad, un militant de toujours et néanmoins par trop politisé et éloigné de la stature académique et scientifique exigible en l’occurrence pour traiter dans ce colloque de la question de l’indignité nationale. Pourquoi dans ces conditions n’avoir pas aussi sollicité dans ce même ordre d’idée l’Union générale tunisienne du travail, la centrale syndicale incontournable, partie du mouvement nationaliste, vent debout à l’époque contre Mzali et dont, faute de pouvoir le placer sous les verrous, vous avez fait assassiner par vos barbouzes son fondateur et dirigeant un 5 décembre 1952 ? C’est notre unique homme-peuple. D’ailleurs, pour que les choses soient claires là aussi, si l’action pénale est éteinte, ce n’est ni moralement ni civilement le cas, ad vitam aeternam. Comme pour la Shoah, désormais égalée par Gazzah.
Nous ne sommes plus ballotés entre un vent d’Est et un vent d’Ouest. Pour partir en particulier d’Israël vers chez vous, c’est vent du Sud. La question juive ne va plus être un problème arabe et va redevenir une question juive, la vôtre, un sentiment qu’éprouve votre plus éminent connaisseur de la Palestine, Henry Laurens, Lecteur au Collège de France comme on dit depuis François Ier, dit autrement chercheur assurément dans la plus haute institution universitaire de votre Hexagone et de ses insularités rattachées mais indépendant, avant tout.
Et vous en êtes encore, malgré tout ce que vous voyez, à Vérité ici et non là-bas, toujours embourbés dans les Pyrénées ? C’est que, tout de même, il ne s’agit même plus de nous civiliser, il n’y a même plus de controverse à ce sujet et, décidément, vos penseurs ont tranché : nous avons même, pour vous, une âme, nous autres Méditerranéens comme vous, en suplément. Nous sommes en conflit sur d’autres sujets, comme celui de l’exercice de votre puissance, déclinante. Mais allez-vous, comme dirait un Américain, faire briller le lustre avec des ampoules, ou, comme dirait un Chinois, continuer de regarder le doigt qui vous désigne plutôt la Lune ? Pouchkine se marre.
Franchement, je ne vous le souhaite pas du tout, le sort non irrémédiable de Céline, auquel le palmipède de la rue Saint-Honoré reconnait du style dans l’antisémitisme. Ce n’est pas pour moi seulement une question d’humanité, c’est affaire d’humanité de proximité : vous êtes juste à côté de nous. Alors, de grâce, je vous en conjure, dans une réciprocité d’humanité, laissez-nous nettoyer notre linge sale entre nous. Nous sommes assez grands pour le faire, même si notre normalien en chef de la rue d’Ulm a cru devoir faire appel à votre générosité pour asseoir son autorité qui pourtant est incontestée, sans, comme le bras invaincu mais non invincible dans Le Cid de Corneille, être incontestable, je le lui ai d’ailleurs signifié. Il s’agit là, ni plus ni moins, de venir à résipiscence, à la raison d’être de son immense savoir. Ce n’est pas simple, il faut le reconnaître, mais quand le point de départ est faux, l’ensemble est caduc, ce qu’en mathématicien il n’ignore point : on ne peut, car ce serait une reconnaissance en nullité, faire converger ce qui diverge.
Je n’en doute pas. Et vous, comment allez-vous vous dépêtrer dans cette affaire ? C’est en effet exclusivement la vôtre. Je n’y ai guère d’autre part que celle de vous inviter à ne pas profaner ce qui est sacré pour notre vie en société : notre territoire, au sens machiavélien : je vous observe depuis chez moi avec un regard que je tiens ici de votre équivalent Carl Schmitt, le maître des rapports entre amis et ennemis dans leur version de l’essence du politique et que beaucoup de vos philosophes prétendus pastichent sans s’y référer, Julien Freund, l’ancien doctorant et l’ami après sa soutenance de Raymond Aron, cet être-là qui vous a introduit à Hannah Arendt.
J’ai appris dans le cours de Michel Winock sur la Belle Epoque dans l’amphithéâtre Emile Boutmy du 27, rue Saint-Guillaume qu’il existe, cours magistral, une problématique allemande des intellectuels français. Chez moi, j’appelle cela, mutatis mutandis, la problématique bourguibienne des intellectuels tunisiens. On a encore du chemin à faire dans notre Tunisie post-bourguibienne, mais c’est à nous de la faire, cette route sans fin, dialectique. Cela est aussi compliqué que de sortir de soi tout en y étant, en somme l’exil permanent. Ne venez donc pas en rajouter à nos souffrances intellectuelles et morales, qui sont le lot de toutes les nations.
Alors, évidemment, j’entends déjà les plus perfides, non britanniques, Ah ces Britanniques qui voulaient d’une monnaie commune et non unique, s’époumoner sur un coup de Trafalgar qui vire à la Berezina. Mais qu’importe, quand l’honneur est sauf. Ne m’en voulez pas d’avoir fait appel à vos références pour asseoir mon dialogue par moi entamé avec vous. Il reste tant et tant de choses à faire ensemble Je ne vous apprends d’ailleurs rien si je vous rappelle que Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, on lui a tout ôté sauf son panache. A Dien Bien Phu, vos soldats ont certes été défaits mais ils l’ont eux aussi gardé par devers eux. Ce sont vos ressources propres et votre génie de peuple de la Révolution de 1789 qui vous ont alors donné Mendès, que nous partageons volontiers avec vous dans de ma part une ô combien stricte mesure des frontières de notre histoire commune où nous avons, nous aussi, nos inspirations poétiques, qui commencent au moins avec Apulée. Non delenda est Cartago. Et si par inadvertance il y avait erreur dans mon latin, je n’en ressentirai pas mal-être, je ferai comme votre contemporain capital André Gide après les vaines critiques à son Retour d’URSS des Retouches à ma Lettre à nos amis les Français, il me viendrait même à l’esprit d’associer notre Lamine Nahdi à l’un de vos héritiers de Fernand Raynaud et de Raymond Devos, histoire de rire ensemble, enfin.
Wicem Souissi