Dans un entretien accordé au journal Blick, Charles Enderlin, ex-correspondant de France 2 et auteur du récent ouvrage «Israël, l’agonie d’une démocratie», détaille sa vision de la politique menée par Benjamin Netanyahou depuis son retour au pouvoir en 2009. Pour lui, le premier ministre israélien a largement participé à l’accession au pouvoir du Hamas à Gaza et à son maintien, notamment en autorisant son financement par le Qatar.
Les mots du journaliste franco-israélien sont forts: il parle de nettoyage ethnique en Cisjordanie, mais refuse d’employer le terme «génocide», que ce soit pour parler des morts du 7 octobre ou des Gazaouis victimes des bombardements israéliens.
Selon votre analyse, le gouvernement de Netanyahu et les précédents ont renforcé le Hamas pour mettre fin à tout espoir de voir un jour un Etat palestinien. Vous nous en dites un peu plus?
C’est la stratégie israélienne mise en place par Ariel Sharon en 2005 avec le retrait des colonies de Gaza. Un retrait unilatéral, sans négociations avec l’Organisation de libération de la Palestine ou l’Autorité autonome, qui n’a pas été autorisée à renforcer ses services de sécurité dans Gaza. Pas question de transférer à Gaza le bataillon de policiers palestiniens formés en Jordanie par les Américains avec la coopération du Shin Beth. En octobre 2004, Dov Weissglass, avocat et proche conseiller de Sharon, expliquait: «Le [retrait] signifie le gel du processus politique. Et, lorsque vous gelez ce processus, vous empêchez la création d’un État palestinien et toute discussion sur les réfugiés, sur les frontières et Jérusalem. Ce paquet intitulé ‘État palestinien’, avec tout ce que cela signifie, est définitivement retiré de l’agenda.»
Comment ont-ils aidé le Hamas à prendre le pouvoir?
En 2007, lorsque le Hamas a lancé son coup de force pour prendre le contrôle militaire de Gaza, tuant 150 militants du Fatah (ndlr: parti politique à la tête de l’Autorité palestinienne) et faisant plusieurs centaines de blessés, les généraux israéliens ont demandé l’autorisation d’intervenir. Il s’agissait d’envoyer des hélicoptères de combat pour assurer un appui aux forces de l’Autorité palestinienne. Ehoud Olmert, le Premier ministre israélien à l’époque, a refusé. Il fallait que le Hamas prenne le contrôle de Gaza. Mais pour permettre à l’organisation islamique de gouverner, il fallait lui en donner les moyens financiers.
Qui a fourni ses moyens financiers au Hamas?
Revenu au pouvoir en 2009, Benjamin Netanyahu a donné l’autorisation au Qatar de financer le Hamas. Chaque mois, un jet privé atterrissait à l’aéroport Ben Gourion, près de Tel Aviv. Un émissaire qatari en sortait, porteur de valises bourrées de dollars. Escorté par la police israélienne, il se rendait à Gaza où il remettait l’argent au Hamas. Il y a quelques années, cette opération, trop voyante, a été remplacée par un autre mode de transfert de fonds, plus discret. Mais ce n’est pas tout… À plusieurs reprises, Benjamin Netanyahu a refusé des opérations destinées à éliminer la direction du Hamas.
Vraiment?
En 2016, il a dit non à un plan d’attaque surprise contre le Hamas, «avant que l’organisation ne lance une opération pour occuper une localité frontalière israélienne». En mars 2019, à des députés du Likoud (ndlr: parti de Benjamin Netanyahu, classé à droite), il a expliqué: «Toute personne qui est contre l’existence d’un État palestinien doit soutenir le renforcement du Hamas, le transfert de fonds au Hamas. Maintenir une séparation entre l’Autorité palestinienne en Cisjordanie et le Hamas à Gaza permet d’empêcher la création d‘un État palestinien.» Cela pour affaiblir l’Autorité palestinienne et permettre le développement de la colonisation en Cisjordanie. Tous les politiques européens qui ont soutenu la politique de Netanyahu envers les Palestiniens, et donc le financement du Hamas, devraient demander pardon aux familles des victimes du 7 octobre.
Comprenez-vous les déclarations du Secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, qui dit que les événements du 7 octobre ne sont pas sortis de nulle part?
Les Israéliens ont compris cette déclaration comme une justification des massacres commis par le Hamas. […] Guterres aurait pu, tout en condamnant la politique de Netanyahu, exprimer sinon une condamnation, au moins regretter les victimes civiles du 7 octobre.
On entend, notamment de la part d’officiels, comme la rapporteuse des Nations unies en territoires occupés palestiniens Francesca Albanese, parler de nettoyage ethnique, qui dure depuis des années. D’autres, comme le président brésilien Lula, parlent de génocide pour qualifier les bombardements actuels de Gaza par Tsahal. Que pensez-vous de ces qualificatifs?
On ne peut que parler de nettoyage ethnique que pour ce qui se passe ces jours-ci en Cisjordanie. Dans certains secteurs, des colons armés — parfois accompagnés par des militaires venus d’unités locales — expulsent des familles bédouines de leurs terres. Volent des bacs entiers d’olives récoltées. Les ONG israéliennes de défense des droits de l’homme ont lancé l’alerte, et, de Washington, l’administration Biden a rappelé au gouvernement Netanyahu qu’il est de sa responsabilité d’empêcher les actes criminels de ces colons. Pour le reste, parler de génocide est inadmissible, qu’il s’agisse des morts du 7 octobre ou des victimes gazaouies des bombardements israéliens.
En Europe et ailleurs, la question palestinienne resurgit, des manifestations ont lieu. Quel jugement portez-vous sur ce phénomène?
Cela fait partie du scénario presque classique de chaque affrontement entre Gaza et Israël. Lors de la guerre de 2014, Mohammed Deif, le chef de la branche militaire du Hamas, a refusé à neuf reprises les propositions de cessez-le-feu de Benjamin Netanyahu. De jour en jour, le soutien à Israël baissait dans l’opinion internationale, en raison des images terribles des victimes palestiniennes des bombardements sur Gaza.
Partagez-vous la lecture de certains observateurs qui soulignent qu’Israël est en danger existentiel et que l’Etat hébreu lutte actuellement pour sa survie?
Oui. Israël traverse une crise existentielle. D’abord militaire. Le pays vient de subir sa plus grande défaite depuis sa création en mai 1948. Jamais auparavant, des localités israéliennes n’ont été conquises et occupées par un ennemi qui a massacré des civils. Ce n’était pas arrivé au cours des guerres précédentes. La crise est politique. Jamais la classe politique et la société n’ont été aussi divisés en entrant dans un conflit armé. Tous les aspects de l’économie sont touchés. Israël survivra, bien entendu, mais que se passera-t-il après la guerre? La droite, les sionistes messianiques, annexionnistes, les ultraorthodoxes qui refusent de faire leur service militaire, resteront-ils au pouvoir à l’issue de cette guerre? C’est l’autre combat que les démocrates devront gagner.
Comment sentez-vous la société israélienne aujourd’hui?
Repliée sur elle-même, sidérée, la société israélienne a du mal à se remettre du choc terrible qu’elle a subi le 7 octobre. Pour la première fois depuis 1948, des localités ont été occupées par l’ennemi et une partie de leur population massacrée. À l’heure où ces lignes sont écrites (ndlr: le 31 octobre), on comptait 1400 morts, parmi lesquels plus de 328 militaires et 200 otages détenus à Gaza, et près de 40 personnes sont toujours portées disparues.
Comment ont été vécues les libérations d’otages?
La nouvelle de la libération, ce lundi grâce à une opération spéciale dans Gaza, d’une jeune soldate, prisonnière du Hamas, a quelque peu remonté le moral de la population. Elle semble confirmer l’impression que l’armée et les services de renseignements se sont ressaisis après la catastrophe du 7 octobre. Car le pays est en état de guerre. Les habitants des localités proches de Gaza et le long de la frontière libanaise ont été évacués. Près de 200’000 israéliens sont des réfugiés au sein de leur propre pays.
Comment juge-t-on les autorités politiques?
L’échelon politique donne au moins l’apparence de l’unité. Mais les correspondants politiques savent qu’en parallèle à la guerre contre le Hamas se déroule une autre bataille: pour la survie politique de Benjamin Netanyahu. Si le chef d’État-Major et le patron du Shin Beth (ndlr: service de renseignement) ont reconnu avoir commis une faute gravissime en ne lançant pas d’alerte avant le 7 octobre, Netanyahu, lui, esquive toute forme de prise de responsabilité.
Quelles ont été les erreurs des services de renseignement?
L’autre aspect des événements du 7 octobre, c’est l’absence d’alerte de la part des services de renseignements civils et militaires. Aussi, la faiblesse des défenses passives le long de la frontière de Gaza. En fait, les analystes de l’armée considéraient que selon le scénario du pire, une centaine seulement de terroristes parviendrait à franchir la barrière de sécurité. Dans ces conditions, il y avait sur place suffisamment de forces pour répondre à toute éventualité. En fait, le 7 octobre, près de 2000 terroristes ont participé à l’attaque.
Quel regard portez-vous sur les événements du 7 octobre?
Le Hamas a changé son mode de combat. L’organisation islamiste ne s’est pas contentée, comme par le passé, d’attaquer des positions militaires israéliennes et faire prisonniers des soldats. Cette fois, sur ordre de leurs chefs, les terroristes ont massacré les populations civiles des localités proches du territoire de Gaza, commettant des actes de barbarie, des viols, assassinant des familles entières, et kidnappant des enfants en bas âge, des vieillards. Ce n’est pas un hasard s’ils ont donné la priorité aux kibboutz de gauche où les habitants participaient aux grandes manifestations contre le gouvernement de Benjamin Netanyahu. Plusieurs militants défenseurs des droits de l’homme ont été tués ou sont portés disparus. Le Hamas est violemment opposé à la solution à deux États.
A vos yeux, la réponse d’Israël est-elle proportionnée, comme le demande le droit international?
Probablement pas. Mais la question devra être examinée par les instances internationales.
Vous avez servi dans l’armée israélienne: quel regard portez-vous sur tous ces jeunes gens mobilisés?
Plus de 300 militaires ont été tués dans l’attaque du 7 octobre. Des dizaines seraient prisonniers à Gaza. Qu’ils appartiennent au contingent — et effectuent leur service militaire — ou soient mobilisés, ces jeunes et moins jeunes Israéliens considèrent qu’ils n’ont pas le choix et doivent combattre pour éliminer la menace mortelle que représente le Hamas.
La solution à deux États est morte aux yeux de différents analystes, dont l’ex-présidente de la Confédération suisse Micheline Calmy-Rey. Qu’en pensez-vous?
C’est la seule solution possible pour permettre la paix au Proche-Orient. La communauté internationale parviendra-t-elle à l’imposer? Il faut l’espérer.