Par Sayda BEN ZINEB
Vient de s’achever le feuilleton ramadanesque « Ragouj » diffusé sur Nessma el Jadida avec son dix-huitième et dernier épisode. Décor et mise en scène de choix, scénario à rebondissements, thèmes originaux et excellent jeu d’acteurs ; de quoi faire de l’ombre aux autres productions diffusées cette année. Le travail artistique qui a été mis en œuvre dans « Ragouj » pour inclure une telle profusion artistique est digne d’intérêt. Voici le détail.
Un « Bled » pas si tranquille
« Ragouj » est le nom d’une commune qui pourrait être à la fois chacune et aucune des communes de notre « arrière-pays ». Mise au devant de la scène dans un feuilleton de près de dix-huit heures de narration et de spectacle, la commune de Ragouj » est loin d’être un désert à ciel ouvert. Le village vit au rythme d’un nouveau projet : la construction d’une école. Le chantier d’une telle entreprise se révèle être, à juste titre un « chantier », ou « mramma » dans notre jargon si expressif. Le chantier est au cœur du feuilleton, dictant lui-même, au rythme de son avancement, l’intrication et le dénouement des événements, l’interaction des personnages et le changement de décor.
Dans les parages de ce chantier, le scénario est assez « inclusif » en termes de variété et de quantité de faits et de fausses pistes. Le riche lot des événements inclut histoires d’amour et de vengeance, crimes et meurtres, trahison et persévérance,… Ce « Bled » n’est pas si tranquille dans le sillage du chantier qui vient de s’ouvrir. Le scénario coécrit par Saber Oueslati, Walid Ayadi, Aziz Jebali, Héla Ayèd et Abdelhamid Bouchnak est riche en rebondissements et en suspense, difficile à deviner d’avance, sans tomber dans l’incohérence ou la boulimie des faits.
Décor et mise en scène
Les différentes péripéties n’auraient pas été si fluides dans leur enchaînement, ni les personnages si naturels dans leurs rôles sans un décor de choix qui attire rapidement l’attention du téléspectateur. Oui, tout se déroule autour d’un chantier, dans un « coin perdu », et on croirait entendre par là que le cadre général verse dans l’insalubrité, mais c’est bien le contraire qui est mis en scène ! Inspiré d’une culture cinématographique riche et variée, la caméra de Abdelhamid Bouchnak crée le beau du vétuste et l’extraordinaire du banal. Au-delà des images routinières d’une campagne quasi anodine, on croit deviner des paysages du cinéma italien, des chambres à coucher de tableaux de maître, des gravas et des ruines de films d’horreur, des vêtements de pirates et de tsiganes, des figures défigurées et des défigurations reconfigurées.
La caméra du réalisateur travaille, martèle, remodèle ce qui est sans âme et lui donne un souffle nouveau. Il ne s’agit pas uniquement de bibelots et de briques rouges mais aussi de la mise en scène à travers chants et danses. Là, c’est Hamza Bouchnak qui est à la baguette de son orchestre itinérant qui donne de la voix. Entre poésie, rap et musique lyrique, en passant par des chants traditionnels, les personnages se transforment en chanteurs et danseurs au gré de l’acte commandé par le scénario. Une danse en duel ou en complicité, une danse solitaire ou valsant avec un partenaire absent, les scènes atypiques surprennent et laissent une forte impression qui touche au sublime. De là cette deuxième dimension du caractère inclusif du feuilleton : réussir à marier, avec prouesse, l’expression du décor et des corps.
Une riche thématique
Les événements du feuilleton ne sont pas propulsés uniquement par la dimension esthétique du décor et de la mise en scène. Une pléthore de thèmes confinent et cernent le déroulement des faits, leur donne une dynamique propre. Le caractère inclusif du feuilleton se perpétue donc là aussi avec des thèmes comme la corruption, la démission déguisée des fonctionnaires et la vétusté du service public, la contrebande, l’addiction de tout genre, la maladie, le rôle suspect des médias, l’horizon bouché devant les aspirations légitimes des jeunes de « Ragouj » ; la « mramma » ou la « harga » (émigration clandestine) comme seuls débouchés possibles … A côté de cette face sombre, on a aussi le droit, dans ce feuilleton, de « tomber sur un trésor », de rêver ou de rêvasser à un avenir plus « propre », de tomber amoureux dès le premier regard…
Le feuilleton dans ce sens est un miroir de la société, un miroir avec un effet de loupe sur ses rêves, ses hésitations et ses vices mais non sans un engagement moral qui veut tirer la scène vers un idéal. L’idée ici est d’avoir introduit des thèmes à dimension inclusive (là encore !) qui relève de la responsabilité envers les moins nantis de la société. On fera abstraction ici du féminisme un peu niais qui fait porter au genre féminin tout au long du feuilleton le poids du « Grand Salut ». C’est à se demander finalement si un tel évangélisme ne témoigne pas, au contraire, d’un machisme qui donnerait aux hommes « le droit » de démissionner d’une quelconque responsabilité envers la communauté puisque « la femme de « Ragouj » serait capable de tout ».
D’une manière encore plus intéressante, on parle beaucoup de handicap. Des personnages qu’on appelle gracieusement dans le feuilleton de « personnes aux besoins spécifiques » s’imposent tant dans l’importance de leurs rôles dans le récit que par la perspicacité de leur message. Deux scènes iconiques à ce sujet. La première réunit exclusivement une famille de sourds-muets qui interagissent entre eux, entre embrouilles et réconciliations, en enfermant le téléspectateur dans le malaise de l’incompréhension de cette gestuelle qui se déroule sous ses yeux, le condamnant ainsi à extrapoler ce qui lui est « insensé ». Cette scène reflète comme un miroir inversé le désarroi quotidien des personnes avec de tels handicaps dans la société. Dans la deuxième scène, on voit une personne sourde-muette haranguer son public plus vaillamment qu’une personne normale tellement les « mots », ou du moins leur expression idéale, lui vient plus naturellement. A se demander, dans cette scène, qui des deux protagonistes est « plus handicapé » que l’autre.
Des acteurs artistes
Il est tentant mais impossible de transformer cet article en un témoignage de reconnaissance à tous les acteurs en les citant un à un tant la performance de chacun est remarquable. Le casting a été brillamment et soigneusement élaboré non seulement autour de quelques personnages clés mais même les rôles de second degré ne devraient pas tarir d’éloges à leur encontre. Sans porter préjudice aux autres acteurs, citons la brillante prestation du trio Fatma Sfar ( Mahbouba ), Arwa Rahali ( Ida ) et Yasmine Dimassi ( Nsima ) ainsi que la performance de Bahri Rahali ( Abbas ), Héla Ayèd (Rosa) et Mohamed Chawki Khouja (Mabrouk ). Sachant que le scenario a été non seulement porté mais coécrit par certains acteurs eux-mêmes, on comprend aussi l’excellence du jeu de Saber Oueslati (le bien nommé Dinari et de Aziz Jebali ( Lewral ).
La palette des compétences d’acteur a été, à chaque fois pour ces noms, comme pour les autres, très riche : expression corporelle, élocution, présence, assimilation du texte et fusion avec les autres personnages. C’est donc en vrais artistes que les acteurs ont honoré le scenario, lequel, à son tour et à sa manière, a glorifié et rendu hommage à l’image de l’artiste. En témoigne la scène où, livré à lui-même devant l’impossibilité de la tâche, l’ingénieur du chantier, (Walid Ayadi dans le rôle de Youssef), celui qui porte le projet, le bâtisseur, est déserté par tous les ouvriers, sauf deux : le poète et le musicien. « Ragouj » brille par le sérieux du travail qui a été mis en œuvre pour son élaboration. Il mérite ample attention tant au niveau purement esthétique qu’au niveau du scénario et de la narration. Son caractère inclusif de thèmes, d’effets artistiques, d’événements et de jeu d’acteurs brillamment choisis fait de cet excellent travail une sorte de feuilleton « All inclusive » par excellence.